
Cher Marcel Proust,
Cette semaine, cela fera cent ans que vous avez quitté notre monde ― (je ne peux me résoudre à vous tutoyer.) Votre mort est arrivée le 18 novembre 1922 dans votre appartement parisien du 22, rue de l’Amiral-Hamelin. Vous aviez 51 ans.
Je lis depuis quelques jours les hommages qu’on rend à votre œuvre, et j’ai envie d’y joindre mes mots.
Mais je dois d’abord vous faire une confession : la première fois que je vous ai lu, je n’ai pas compris tout le génie de votre œuvre. C’était dans un cours de littérature. Le professeur avait mis au programme une séance sur votre suite romanesque en sept tomes, À la recherche du temps perdu. Nous avions à en lire le dernier livre et lui seul. Sacrilège, n’est-ce pas ? Vous y dépeignez notamment les mœurs aristocratiques et bourgeoises de votre époque ainsi que le brûlant désir de certain·es de s’élever dans l’échelle sociale. C’est idiot, mais cela fâchait tellement la marxiste en moi que je n’ai pas réussi à trouver dans vos mots un quelconque intérêt littéraire ou même historique. J’étais jeune et naïve, peut-être un peu dogmatique.
C’est bien plus tard que je vous ai vraiment découvert, quand j’ai fini par entreprendre de mon propre chef la lecture de La recherche. Je raisonnais ainsi : peut-on étudier la littérature française sans connaître ce monument ? Oui, vous avez bien lu : c’est ainsi que l’on considère désormais ce livre. En le relisant, j’ai compris pourquoi.
Pour moi, c’est une question de longueur. Et je ne fais pas référence au nombre de pages autant qu’au souffle poétique qui porte l’œuvre. Ce souffle commence au premier âge du narrateur, dans cette mémoire habitant toujours le présent, parfois latente, mais résolument là, et dont le surgissement se trouve symbolisé par la dégustation d’une madeleine, pâtisserie banale au demeurant, mais portant en son goût les joies de l’enfance ― jusqu’à la découverte par le narrateur de la vocation littéraire et artistique qui donne sens à sa vie. C’est bien cela, voilà : il y a toute une vie dans votre œuvre. Les amours, les joies, les peines et les jalousies.
Toute une vie, portée par un souffle qu’on croirait fait d’une seule longue phrase, quasi musicale, certainement poétique, innovante par sa syntaxe. Une seule longue phrase tortueuse et ramifiée, multiple comme l’est aussi son objet : l’âme humaine.
Saviez-vous au moment de l’écrire que La recherche serait la première œuvre romanesque à prendre pour objet l’âme et ses retournements ? Ce que vous proposiez était nouveau. Cela n’avait rien d’un roman réaliste ou d’un roman à intrigue.
Car l’âme se voit forgée par la mémoire, jamais linéaire. L’inconscient est atemporel, écrivait Freud à quelques années près. (À quel point la psychanalyse vous a-t-elle influencé ? C’est une question dont j’aimerais discuter avec vous dans un prochain échange.) La mémoire, donc, procède d’un temps subjectif : un temps fait de spires, de retour et d’oubli. Elle est affective et sensible, ce qu’illustre à merveille l’épisode de la madeleine. Cela veut dire qu’une narration purement chronologique ne peut rien pour la raconter. Et vous, cher Marcel Proust, vous avez trouvé une manière inédite de le faire. À la recherche du temps perdu est une œuvre sensorielle, profondément subjective, traversée tout entière par le hasard de la mémoire. De cela, le souffle de la phrase est le témoin.
Gallimard n’a pas compris sur le coup l’importance de votre œuvre. L’éditeur en a refusé le premier tome, Du côté de chez Swann. On y voyait un roman snob et trop centré sur l’égo. Quel dommage et quelle erreur de Gallimard, qui a racheté les droits à Grasset quelques années plus tard. Sachez qu’aujourd’hui, on ne fait plus que des romans sur l’âme, ou presque. Vous avez ouvert un domaine où la littéraire fraie toujours. Nous baignons encore dans le paradigme proustien (oui, votre nom a donné naissance à cet adjectif).
Je disais plus haut qu’il y avait toute une vie dans La recherche, et je voudrais préciser : toute une vie, jusqu’à bout de souffle. Le souffle de l’œuvre elle-même, mais aussi celui de l’écrivain que vous avez été. Car cette œuvre, vous l’avez écrite, Marcel Proust ― pardonnez ma franchise ― jusqu’à cesser de vivre. Quinze ans à écrire, cloîtré dans une chambre, asthmatique et malade. Les cinq derniers tomes, vous les avez pondus en quelques années, y dédiant tout votre temps jusqu’à en mourir, le 18 novembre 1922, à la suite d’une bronchite mal soignée.
Écrire jusqu’à en mourir… Quelle tristesse.
Écrire la vie loin de la vie… Le lot de tant d’écrivain·es.
Je ne sais pas si je dois vous remercier pour votre œuvre ou pleurer de chagrin.
Autour de 1890, vous écriviez vouloir mourir « meilleur ― et aimé ». J’ignore si vous vous sentiez ainsi à votre mort, mais sachez en tout cas ces deux vérités : La recherche est l’œuvre du siècle ; à travers elle, le monde vous a aimé.