
Un spectre hante les industries culturelles québécoises : celle de la « netflixation des esprits ». De quoi s’agit-il ? Premier symptôme : la méconnaissance profonde de la culture populaire québécoise au sein d’une partie croissante de la jeunesse. Le scandale a commencé par un sondage auprès d’étudiant·e·s de l’École supérieure en Art et technologie des médias du cégep de Jonquière qui révélait que la majorité des jeunes n’écoutaient pas la télé d’ici, plusieurs ne connaissant même pas qui était Véronique Cloutier.
« La connaissance et la consommation de contenus québécois semblent également s’amoindrir, alors que l’offre n’a jamais été aussi grande », constatent Audrey Perron et Caroline Savard dans leur étude. Elles ont observé que les cégépiens sondés – qui aspirent à travailler dans les médias, devant et derrière les micros et caméras – ont délaissé la télévision québécoise (seulement 22,7 % d’entre eux s’intéressent chaque semaine à une série québécoise de fiction) au profit de contenus qu’ils retrouvent sur Netflix (85,4 % fréquentent hebdomadairement la plateforme) ou YouTube (86,9 %). Moins de 4 % des élèves regardent les émissions en direct à la télé et près de la moitié ne regardent des séries ou des films qu’en anglais.[1]
Est-ce là un fait anecdotique ou généralisé? Les plateformes à travers lesquelles les individus accèdent à l’espace public ont un impact majeur sur le type de « contenu consommé ». Ce n’est pas un simple enjeu d’offre ou de qualité des produits de l’industrie culturelle d’ici; ce sont les pratiques sociales et les moyens technologiques pour accéder à la culture qui doivent être questionnés. On pourrait constater ici un simple prolongement de l’impérialisme culturel états-unien, lequel existe déjà depuis un siècle à travers les mégaproductions de Hollywood, la musique, les magazines, la téléréalité, etc. On pourrait également dire que le problème ne se trouve pas d’abord dans les mauvaises habitudes de la « jeunesse », mais plutôt dans le sous-financement de la culture, le fait que trop peu de contenus québécois se trouvent sur Netflix. Or, le problème est beaucoup plus profond.
La netflixation de la culture relève d’un phénomène plus large: la « plateformisation » de la culture, des interactions sociales, de la politique, de l’économie et de la vie quotidienne. Cela signifie qu’une partie croissante de la vie sociale et du monde vécu se trouve « colonisée » par des technologies numériques qui carburent à l’extraction de données, les recommandations algorithmiques, des modèles d’affaires centrés sur la captation maximale de l’attention et une dynamique monopolistique qui bouleversent radicalement les régulations étatiques et les espaces publics nationaux.
Le philosophe Hartmut Rosa examine les enjeux liés à la fragmentation de l’espace public contemporain, phénomène qui n’est pas causé, mais amplifié par le monde numérique et la domination des médias sociaux. La complexité sociale grandissante et la diversification des pratiques à l’ère de la mondialisation existaient avant l’avènement des médias sociaux, mais ceux-ci amplifient ces tendances en participant à l’érosion d’un espace commun de références partagées. Comme le souligne Rosa :
«L’érosion de ces espaces partagés (en particulier ceux des médias) face à un monde numérique globalement connecté, mais de plus en plus différencié, est peut-être le défi central de notre époque. […] Si les univers divergents du discours, les sphères de pratique et les mondes vécus que les individus habitent dans la vie quotidienne ne partagent plus un degré suffisant de chevauchement, il ne devrait pas être surprenant que chacun de ces mondes finisse par produire sa propre forme distincte de connaissance et de réalité. Il existe une différence cruciale entre un monde commun dans lequel les gens vivent, travaillent et discutent les uns avec les autres dans des conditions très inégales – et ont donc des expériences et des interprétations très différentes de l’espace partagé – et un contexte dans lequel ils se retrouvent à se déplacer dans des mondes qui sont presque complètement séparés les uns des autres. »[2]
Les conséquences de cette fragmentation de l’espace public, qui contribue à l’effritement d’un « monde commun » de significations partagées, se répercutent dans différentes sphères: la culture, l’éclatement de mondes sociaux ayant très peu d’interaction entre eux, le durcissement des identités, la polarisation, les chambres d’écho, etc. À ce cela s’ajoute les plateformes du capital algorithmique qui contribuent à durcir ces « univers parallèles » par les filtres algorithmiques et l’hyperpersonnalisation des espaces numériques.
Contrairement au diagnostic du nationalisme conservateur, ce n’est pas « l’immigration de masse », ni le « wokisme », ni le « multiculturalisme canadien » qui contribuent au déclin de la culture québécoise, au recul du français, à l’érosion d’une identité partagée; c’est d’abord et avant tout la plateformisation de la vie sociale, la netflixation des esprits, la colonialisation algorithmique du monde vécu qui accélèrent une dynamique de fragmentation sociale.
Par ailleurs, réclamer plus de contenu culturel québécois sur Netflix n’inverserait pas cette tendance, ni la production de meilleures téléséries québécoises de qualité, ni une baisse des seuils d’immigration à 50 000, 35 000 ou zéro personne par année. Ce sont là des coups d’épée dans l’eau, et aucun parti politique n’a encore de réponse concrète à donner à la fragmentation sociale accélérée et la plateformisation de la culture par les industries algorithmiques.
Le fait que la méga-vedette de la télé québécoise Véronique Cloutier devienne une parfaite inconnue dans notre société n’est qu’un symptôme d’un mal plus profond. Tant que l’on continuera à pointer du doigt les immigrants, les méchants Anglais, les jeunes, ou les « wokes » comme étant responsables de cet état de fait, on restera totalement à côté de la plaque. Il y a un principal responsable de l’effritement de la culture et de l’érosion des pratiques démocratiques, et c’est le capitalisme algorithmique. La netflixation des esprits n’est qu’un aspect de cette dynamique plus large.
[1] Marc Cassivi, « Véro qui? », La Presse, 24 septembre 2022. https://www.lapresse.ca/arts/chroniques/2022-09-24/vero-qui.php
[2] Rosa, Hartmut (2022). « Social Media Filters and Resonances: Democracy and the Contemporary Public Sphere ». Theory, Culture & Society, 39(4), 17–35.