
Nous vivons aujourd’hui dans un monde créé par le marketing. Qu’on le veule ou non, les marchés s’infiltrent dans toutes les facettes de nos vies et nous transforment en consommateurs à temps plein. Mais le marketing a beaucoup évolué depuis son “invention”, il y a plus de 100 ans.
Faire son marché : le marketing domestique
Le marketing n’a pas toujours été synonyme de campagnes publicitaires. Même qu’à l’origine, le marketing ne visait pas à mettre les choses en marché. C’était plutôt l’inverse. Au début du 20e siècle, nous explique Thibault Le Texier dans son ouvrage La Main Visible du marché1, l’expression « to market » désignait le fait de faire son marché, c’est-à-dire d’aller au marché pour faire ses courses. Il s’agissait de « la science de la maison », une discipline créée « par les femmes, pour les femmes » dans le but de les aider à mieux acheter. Par exemple, le premier chapitre des livres de cuisine s’intitulait généralement « Marketing » et contenait des trucs et astuces pour acheter les produits au bon temps de l’année et éviter les pratiques déloyales des commerçants, comme les poissons peints ou la farine coupée à la craie. Le marketing était donc une pratique individuelle exercée par l’acheteur, et non le vendeur.
Mettre en marché : le marketing de différenciation
C’est vers le milieu du 20e siècle que le marketing passe des mains des acheteurs à celles des vendeurs. Les premiers manuels de mise en marché visaient à aider les agriculteurs à mieux vendre leurs récoltes, entre autres en améliorant leurs emballages et la mise en valeur des produits, mais aussi en leur permettant de mieux comprendre les habitudes de leurs consommateurs.
C’est d’ailleurs à cette forme de marketing que l’on pense lorsqu’on tente de le définir aujourd’hui. Son rôle est de démontrer pourquoi les consommateurs achèteraient les produits d’un vendeur plutôt que ceux de ses compétiteurs. La mise en marché, c’est l’art de se différencier. L’idée est de trouver l’avantage que l’on a sur nos compétiteurs et d’en faire la promotion. Cet avantage peut être réel (une Ferrari est plus performante qu’une Honda Civic) ou perçu (Subway s’est longtemps positionné comme l’option la plus santé des chaînes de restauration rapide2, alors que ce n’est pas le cas3).
Dans un environnement compétitif, c’est la seule façon de se démarquer. Cependant, la meilleure façon d’avoir l’avantage sur la compétition, c’est de ne pas en avoir.
Être le marché : le marketing d’indifférence
La consolidation des industries ne date pas d’hier. Au 19e siècle, ceux qu’on désignait comme les « barons voleurs » dominaient leurs industries respectives : John Rockefeller dans le secteur de l’énergie, Andrew Carnegie dans le secteur de l’acier et Cornelius Vanderbilt dans le secteur du transport ferroviaire. Plus récemment, AT&T avait un monopole complet sur l’industrie des télécommunications jusqu’au début des années 90, alors qu’au même moment, au Canada, c’était Bell Canada qui faisait la pluie et le beau temps.
Selon certains experts4, la consolidation est une étape normale du cycle de maturation d’une industrie. La logique est simple : si on est l’un des seuls vendeurs dans un marché qui continue de croître, forcément, ça fera plus de profits pour nous. De plus, les grandes entreprises peuvent réaliser des économies d’échelle considérables, ce qui leur permet de réduire leurs coûts, et par le fait même augmenter leur avantage compétitif. De plus, quand une organisation atteint cette taille, elle peut se diversifier et consolider leur position en dominant d’autres secteurs d’activités.
Ainsi, Google est loin d’être un simple moteur de recherche. En plus de contrôler 92% du marché de la recherche5, Alphabet (le conglomérat qui possède Google) a des opérations dans les industries de l’automobile (Waymo), de la domotique (Nest), de la biotechnologie (Calico) et de l’intelligence artificielle (DeepMind). Et les autres géants du web ne sont pas en reste. Amazon contrôle la moitié du marché du commerce en ligne et le tiers des sites web utilisent les services de AWS, sa division d’infonuagique d’Amazon6. Facebook, en plus d’être le plus gros réseau social7 (l’écart avec son plus proche compétiteur est encore plus important lorsqu’on inclut Instagram et Whatsapp), est aussi un chef de file en réalité virtuelle.
Une fois qu’une entreprise devient la seule solution, ou, du moins, une des seules, son travail est de nous convaincre que le statu quo, c’est-à-dire leur hégémonie, est la situation la plus enviable.
L’innovation au service du statu quo
Bien que plusieurs innovations proposées par les géants du web ont des effets bénéfiques, la majorité d’entre elles sont incrémentales (changements mineurs à une technologie et un marché qui existe déjà) et les entreprises s’en servent principalement comme argument pour justifier leur position. Ils se présentent comme des acteurs de changement en proposant des usines automatisées ou encore des produits fabriqués à partir de matériaux en partie recyclés, mais la réalité est qu’ils n’ont pas intérêt à innover si cette innovation met en péril leur suprématie.
C’était d’ailleurs le discours qu’employait AT&T lorsque le gouvernement américain a décidé de briser son monopole. À les écouter parler, les empêcher d’écraser la compétition aurait des effets désastreux sur la qualité de vie des Américains. Dans les faits, les mesures antitrusts mises en place par le gouvernement ont permis d’accélérer la création d’innovations révolutionnaires telles que la boîte vocale et le modem8.
Je vous laisse donc avec une question que je me pose tous les jours : quels changements, quelles révolutions, pourrions-nous nous aussi accomplir si on cessait de jouer le jeu des géants ?
[1] https://ici.radio-canada.ca/ohdio/premiere/emissions/plus-on-est-de-fous-plus-on-lit/episodes/620933/rattrapage-du-mercredi-13-avril-2022/3
[2] https://www.businessinsider.com/this-is-the-simple-marketing-message-subway-used-to-become-the-largest-restaurant-chain-in-the-world-2012-2
[3] https://www.washingtonpost.com/lifestyle/wellness/bread-subway-sugar-nutrition/2020/10/08/807cc1da-04fc-11eb-a2db-417cddf4816a_story.html
[4] https://hbr.org/2002/12/the-consolidation-curve
[5] https://gs.statcounter.com/search-engine-market-share
[6] https://www.statista.com/chart/18819/worldwide-market-share-of-leading-cloud-infrastructure-service-providers/
[7] https://www.statista.com/statistics/272014/global-social-networks-ranked-by-number-of-users/
[8] https://econ.utah.edu/antitrust-conference/session_material/Curse%20of%20the%20Bigness.pdf