
Ma chère amie,
Je t’écris depuis la terrasse d’un café, où je me suis assise il y a quelques minutes à peine après un long moment passé en bordure de la grève, et où je repense maintenant à notre pérenne amitié. Nous nous connaissons depuis un bon moment, et je crois qu’après toutes ces années, quelque chose de précieux se trouve scellé entre nous malgré le silence nous ayant jadis séparées. Comprends-moi : entre les défis de cross-country qu’organisait l’école où, adolescente, j’étudiais avec ferveur, et le mitan de la vingtaine, il y eût une époque de fête et de jeunesse insouciante qui me fit oublier tout ce que tu m’avais apporté.
Nous nous sommes heureusement retrouvées il y a trois ans déjà, tout juste avant le début de cette affreuse pandémie. J’ignore si tu t’en souviens, mais dans ma mémoire, nos retrouvailles sont gravées parmi les plus beaux souvenirs. Je vois encore, comme si c’était hier, le soleil étincelant qui éclairait ce jour où ma cousine et moi observions, dans le chalet familial, son ami courir sur le chemin de terre reliant le fleuve et la grange. Nous nous lancions bientôt à sa suite, sans réfléchir à nos pauvres corps au repos, inaccoutumés à ce genre d’activité bien intense. Malgré l’essoufflement qui ralentissait mes mouvements, je me suis souvenue de l’amour que je te portais. Les sensations mélangées du soleil et du vent sur ma peau, l’effort nécessaire à soutenir la cadence marquée par mes jambes et l’intense sentiment de liberté que tu me procurais à cet instant ont fait naître un désir que je poursuis religieusement depuis ce temps : je me promettais de te retrouver chaque semaine, et de ne plus jamais t’abandonner pour une si longue période.
Quel soulagement ce fut, quelques mois plus tard, de t’avoir dans ma vie à nouveau, quand la pandémie de covid-19 a été déclarée, nous gardant confinés jour après jour dans nos appartements exigus ! J’enfilais alors mes chaussures, sortais de chez moi avec bonheur et parcourais les ruelles du quartier d’Hochelaga, entre les mégots traînant au sol et les monticules de poubelles, constatant de fil en aiguille l’avancée du printemps et de l’été, dont la chaleur laissait des parfums des plus charmants flotter dans l’air pur et limpide. J’échappais ainsi au quotidien pénible entre quatre murs, en plus de soulever mon corps lourd, autrement occuper à écrire un mémoire en littérature et à angoisser sur le sens des choses, sans plus d’exercice que d’alterner entre la position assise et celle, couchée, où je reproduisais les manies de ce pauvre Flaubert, passant des heures entières sur le lit à me lamenter sur l’ordre et la sonorité de mes phrases.
Maintenant que je me suis déplacée dans ma contrée de campagne afin d’inspirer à ma plume le souffle épique d’une voix singulière, peu de choses me rendent aussi heureuse, aussi calme et sereine que de m’élancer entre champs et montagnes, dans le vert, le brun et le doré de notre belle nature, avec dans mon champ de vision cet horizon large, celui du fleuve changeant. Depuis que je t’ai retrouvée, je ne m’affale plus sur le lit ou à même le plancher de ma chambre, tétanisée par l’angoisse d’une page trop blanche, et ne gravis plus l’escalier de derrière en agonisant, blasphémant sur l’effort que génère une simple sortie en société. Non, car aujourd’hui je peux me prélasser à la table de ce café, heureuse et les muscles relâchés, contemplant les passants pas très anonymes et repensant à toi, après ce moment que nous venons de partager en bordure de la grève.
Aujourd’hui, je fête par cette lettre notre amitié, en formulant le souhait que plus de gens te découvrent, car je ne suis pas jalouse, et les bienfaits que l’on peut retirer à te faire une place dans nos vies sont encore plus grands qu’on ne pourrait se l’imaginer.
Je t’embrasse, ma très chère, et j’espère te revoir dès demain.