
À mes camarades féministes et pro-choix,
Comme vous le savez, l’arrêt Roe c. Wade a été renversé par la Cour suprême des États-Unis le 24 juin dernier. L’annulation de ce jugement de 1973, qui protégeait le droit à l’avortement à l’échelle du pays, laisse à chaque État le soin de légiférer sur la question. Depuis, dans plus d’une vingtaine d’entre eux, des lois criminalisant ou limitant l’interruption volontaire de grossesse sont entrées ou entreront en vigueur.
Pour beaucoup d’entre nous, cette situation, même si nous l’anticipions depuis un moment, semble encore irréelle. Nous sommes plongées dans une consternation sans nom, oscillant entre l’inquiétude et la colère. Combien de personnes perdront la vie ? Quelles seront les répercussions de ce recul dans le monde ? Nous n’arrivons tout simplement pas à croire que ces questions sont toujours d’actualité.
Nous pensons à celles qui se sont battues, ici comme ailleurs, pour décriminaliser l’avortement. Gloria Steinem, les militantes du Mouvement de libération des femmes, les pionnières québécoises comme Léa Roback et Thérèse Casgrain… La liste est longue. Le combat se poursuit, connaissant des victoires : l’Argentine, par exemple, a légalisé l’avortement en 2020. Les féministes pro-choix ont mené et mènent toujours des batailles juridiques, politiques et morales qui améliorent grandement le sort des femmes. Nous nous demandons ce que les pionnières de ces luttes penseraient de la situation actuelle.
L’avortement est un droit fondamental. C’est le droit des personnes ayant un utérus de disposer de leur corps comme elles, comme ils le souhaitent. Nous savons trop bien que des avortements sont pratiqués tous les jours dans le monde, que la loi protège ce droit ou non. La criminalisation de l’interruption volontaire de grossesse n’empêche pas qu’on avorte ; elle ne fait qu’augmenter drastiquement le nombre d’opérations non sécuritaires. Il est absurde et profondément révoltant que ce soin de santé soit criminalisé pour des raisons religieuses, morales ou politiques alors qu’on sait très bien qu’on risque sa vie dans un avortement clandestin.
Voilà pourquoi l’appellation « pro-vie » est sordide et pernicieuse pour désigner la défense des droits du fœtus. L’unique vie qui importe, ici, c’est celle d’un être qui n’est pas encore né ; c’est une projection, un fantasme de vie, car parallèlement à ce discours, les anti-choix ne se soucient guère de la mère ni des conditions dans lesquelles les enfants non désirés grandiront. Aux États-Unis, où l’absence de filet social et le manque de considération pour les conditions de vie matérielles des personnes marginalisées et précaires sont flagrants, où l’on détruit l’environnement pour sucer les ressources de la terre, où les armes à feu se vendent au Walmart et où la religion est le porte-étendard d’un conservatisme moral rétrograde, misogyne et suprémaciste, on comprend bien que ce qu’on protège, ce n’est pas la vie.
On dira que la situation au Canada est meilleure ; que le fœtus n’est pas considéré comme une personne par la Loi, que le droit à l’avortement se base sur la Charte canadienne des droits et libertés et que la Cour suprême est moins politisée ici qu’aux États-Unis, mais n’oublions pas que la décriminalisation de l’avortement date de 1988. C’était hier. Depuis, 50 projets de loi ont été déposés pour tenter d’interdire ou de réduire l’accès à l’avortement1. Dans ce contexte, il n’est pas impossible que le renversement de Roe c. Wade donne une poussée au mouvement anti-choix au Canada. Celui-ci est moins fort qu’aux États-Unis, mais il existe bel et bien : selon une recension d’octobre 2021, 74 % du caucus du Parti conservateur serait anti-choix2. La vigilance — et j’oserais même dire une certaine méfiance — est nécessaire à l’heure actuelle.
N’oublions pas non plus que « le droit à l’avortement, ça n’égale pas l’accès à l’avortement », comme le rappelait la militante et cofondatrice des Passeuses Mélina Castonguay lors du rassemblement rimouskois du 26 juin dernier3. L’avortement est peut-être protégé par la loi canadienne, mais l’accessibilité au service n’est pas assurée dans certaines provinces et dans les régions éloignées. Au Nouveau-Brunswick, l’interruption volontaire de grossesse n’est pas couverte par l’assurance maladie hors des trois hôpitaux qui l’offrent (dont deux sont à Moncton) ; l’Alberta ne compte que deux cliniques d’avortement ; l’Île-du-Prince-Édouard n’en comptait aucune avant 2017. Au Québec — où sont situées la moitié des cliniques du pays — le Collège des médecins maintient certaines barrières à l’utilisation de la pilule abortive4, restreignant les options pour les personnes désirant avorter.
Mes camarades, il faut se rendre à l’évidence : la bataille n’est pas terminée. Historiquement, les femmes, les minorités sexuelles et les personnes noires et autochtones ont vu leurs corps instrumentalisés et contrôlés par un pouvoir politique qui n’avait que faire de les protéger. Nous savons trop bien qu’il ne faut pas laisser le politique aux décideurs sans se mettre les mains dans le cambouis, sans fomenter de joyeuses et ardentes révoltes. N’arrêtons pas de nous regrouper entre féministes pour tisser un mouvement fort et dynamique, fait de diversité et d’alliances ; défendons les infrastructures existantes ; militons pour que de nouvelles mesures viennent assurer l’accessibilité de l’avortement et des soins qui y sont liés (gratuité, accessibilité de la pilule abortive, augmentation du nombre de cliniques, accompagnement psychologique) ; maintenons un tissu communautaire résilient et autonome ; et surtout, ne baissons pas les bras, malgré le découragement qui nous gagne parfois.
N’oublions pas que nous ne sommes jamais à l’abri d’une rétrogradation de nos droits. Ne sous-estimons pas le pouvoir de la droite, qu’elle soit conservatrice, économique, suprémaciste ou libertarienne. L’Histoire nous a prouvé à de nombreuses reprises que c’est dans les crises comme celle que nous traversons qu’elle gagne en puissance.
À celles et ceux qui se sont battu·es, je dis merci. À celles et ceux qui se battront, je dis merci aussi ; je serai des vôtres.
Malheureusement, mais réalistement, la lutte continue.
[1] https://www.24heures.ca/2022/06/27/encore-des-obstacles-a-lavortement-au-quebec
[2] https://www.ledevoir.com/societe/706779/le-mouvement-anti-choix-au-canada-subtil-mais-tenace
[3] https://www.moutonnoir.com/2022/06/en-colere-et-solidaire-nretourne-pas-en-arriere
[4] Bonne nouvelle : en date du 4 juillet, le Collège des médecins a annoncé la levée prochaine des échographies obligatoires. Nonobstant, pour prescrire la pilule abortive, les médecins doivent avoir suivi la formation particulière donnée par le Collège, ce qui reste un frein à l’accessibilité. Voir l’article suivant : https://www.lapresse.ca/actualites/sante/2022-07-04/acces-a-la-pilule-abortive/l-echographie-ne-sera-plus-exigee-confirme-le-college-des-medecins.php