
Le récent débat entourant le décevant plan climat du ministre de l’Environnement a suscité les passions. Un mème cinglant de Fred Dubé a d’ailleurs mis le feu aux poudres, où on voyait une photo avec 4-5 individus fêter avec champagne et feux d’artifice et l’inscription : « Laure Waridel, Karel Mayrand et l’industrie pétrolière célèbrent le nouveau plan climatique de leur ami Steven Guilbeault ». Les deux environnementalistes ont été piqués au vif, et une pluie de commentaires critiques et acerbes ont été déversés sur les médias sociaux. Pourquoi se chicaner ainsi entre « écolos » ? Ne devrait-on pas chercher plutôt à s’entraider, et miser sur une diversité de tactiques allant de l’« infiltration » du gouvernement fédéral à l’action directe, en passant par les manifestations et le sabotage de pipelines?
Il semble ainsi y avoir une réelle ligne de fracture entre deux écologies. D’un côté, il y a l’écologie libérale, réformiste et « arc-en-ciel » version Laure Waridel, qui essaie de réconcilier développement durable et décroissance, investissement responsable et Extinction Rebellion, en affirmant que « la transition n’est ni de gauche, ni de droite, mais en avant ». De l’autre côté, nous avons une écologie plus corrosive et décomplexée, version Fred Dubé dans son dernier livre L’apocalypse durable : pamphlet à l’usage des écoanxieux pour radicaliser leur famille. Ce clivage n’est pas seulement rhétorique, car il se fait sentir dans de nombreux milieux militants, les ouvrages, revues et lettres ouvertes, et certains débats acrimonieux en ligne. Hugo Séguin vient d’ailleurs de publier un livre au titre évocateur Lettre aux écolos impatients et à ceux qui trouvent qu’ils exagèrent, qui invite au dialogue entre « radicaux » et « réformistes » qui souhaitent changer le système « de l’intérieur ».
S’agit-il d’une nième version de l’éternel débat « réforme ou révolution? » qui oppose modérés et radicaux, idéalistes et réalistes, opportunistes et purs et durs? Oui et non. Il y a bien ici un réel affrontement entre deux visions du monde et des stratégies divergentes sur les meilleures manières d’opérer cette fameuse « transition ». Cet affrontement a traversé l’écologie politique depuis ces débuts, allant du Parti vert allemand dans les années 1980, en passant par les écosocialistes, écolos libéraux, écoféministes et partisans du « clean capitalism » qui misent sur les technologies vertes et l’intelligence artificielle pour nous sauver. L’écologie est un champ de bataille, et il faut reconnaître que l’axe gauche/droite traverse cet espace, tout comme d’autres clivages liés au rapport à la technique, à l’intersectionnalité, à l’éthique animale, etc.
J’aimerais ici faire deux hypothèses. Premièrement, il y n’a pas une grande famille écologiste, mais deux familles rivales gravitant autour de deux pôles distincts. Il y a à gauche l’écologie du 99%, laquelle remet en question le capitalisme, mais aussi la croissance, le productivisme, le patriarcat, le colonialisme, etc. Cette écologie prend au sérieux l’urgence climatique, appelle à la grève générale, à l’action directe, à la critique féroce des élites et des pseudo-solutions. Si elle décide de se lancer en politique, ce n’est pas pour essayer de « changer le système de l’intérieur » en infiltrant le Parti libéral du Canada, mais pour renverser l’État colonial et le capitalisme.
Mais derrière ce clivage fondamental, se cache néanmoins une réalité plus complexe, avec des tensions, des hybridations et des alliances parfois inattendues. La plupart dans d’entre nous oscillons entre ces deux pôles. Comment complexifier le portrait de l’écologie politique alors, si l’axe gauche/droite sens trop binaire et insuffisant?À droite, il y a l’écologie (néo)libérale qui vise à créer un grand partenariat entre les syndicats, le patronat, l’État et les ONG environnementalistes. Elle souhaite accélérer le passage vers une économie carboneutre (quelque part dans trois décennies) en utilisant l’urgence climatique pour conquérir de nouvelles parts de marché : voitures autonomes, éoliennes, Tesla, fusion nucléaire, viande synthétique, agriculture 4.0 pilotée par les robots et les drones. Cela peut paraître caricatural, mais le capitalisme algorithmique a déjà commencé à prendre le relais du capitalisme néolibéral mondialisé en déroute par une nouvelle mouture propulsée par le big data, le deep learning et la « siliconisation des esprits ».
Deuxièmement, j’aimerais faire l’hypothèse que l’écologie se structure en deux axes. Selon le militant écologiste et organisateur Aric McBay, il y a l’axe libéral/radical : le pôle libéral affirme que « nous pouvons travailler à l’intérieur du système », et que « des réformes sont suffisantes », alors que le pôle radical soutient que « le système doit être transformé ou démantelé », ou que « des changements fondamentaux sont nécessaires ». Il faut prendre soin ici de ne pas confondre l’axe libéral/radical avec l’autre axe militant/modéré, le militant croyant que « le changement survient par la lutte, le conflit, la perturbation » et que « nous devons affronter l’injustice directement », alors que la personne modérée croit que « le changement survient graduellement », « par le dialogue et la compréhension ». Laure Waridel par exemple est modérée, Fred Dubé étant plus militant, même si les deux peuvent adopter des positions radicales comme la décroissance. Il peut donc y avoir des libéraux militants, des radicaux modérés, des radicaux militants et des libéraux modérés.
On peut ajouter à l’axe libéral/radical un deuxième axe lié à la conception de la transition. Il y a le pôle éco-socio-centrique, qui croit que le changement viendra par la construction de nouvelles relations au monde et au vivant, d’initiatives citoyennes et des communautés locales. Puis il y a le pôle technocentrique, qui axe la transition sur le rôle premier des entreprises privées, de l’État et des technologies propres. Avec ces deux axes, on peut créer une « boussole » ou « échiquier politique » dans lesquelles on peut mettre une panoplie de courants de pensée.

L’enjeu ici, c’est que cette diversité de courants politiques peut nourrir des alliances, et plusieurs affrontements peuvent s’opérer. Une ligne de fracture qui se joue actuellement est entre les « radicaux » et « libéraux », Fred Dubé contre Guilbeault par exemple, qu’il associe à Laure Waridel et Karel Mayrand. On a donc une « guerre » ou un clivage entre deux visions du monde qu’on peut illustrer comme suit.
J’aimerais conclure brièvement en faisant une dernière hypothèse. Mon but n’est pas de réconcilier les deux écologies, mais d’infléchir cet antagonisme en isolant l’écologie du 1% qui réunit le capitalisme vert, la Troisième révolution industrielle et Steven Guilbeault. Mais pour construire une écologie du 99%, on devra ne pas verser dans le sectarisme et le dogmatisme, en radicalisant les adeptes du développement durable, les fans du zéro-déchet et les hippies qui flirtent actuellement avec l’extrême droite complotiste. Bref, il faudra que l’écologie du 99% ne soit pas réservée aux bobos des quartiers urbains branchés, mais celle des classes moyennes précarisées de la banlieue avec leurs chars et le gaz qui coûte trop cher, les jeunes racisées de Montréal-Nord, les communautés autochtones qui défendent leurs terres, les ingénieurs qui décrochent du système pour se lancer dans la permaculture, les classes populaires de région qui voudraient peut-être d’une autre vie. L’écologie du 99% doit être populaire, et pour ce faire elle devra isoler Guilbeault et les élites, articuler lutte de classes, luttes décoloniales et écologie, et tendre la main à des écolos libéraux et modérés qui pourraient très bientôt se radicaliser.Le problème en fait, c’est que ce clivage est binaire et ne permet pas beaucoup d’alliances. Les adeptes du développement durable sont dépeints comme des social-traîtres, les villes en transition et Rob Hopkins apparaissent trop peu radicaux, on conspue l’idéologie du « acheter c’est voter » et on méprise les jeunes qui s’inscrivent dans le mode de vie du zéro-déchet. On connaît bien sûr ces critiques, mais à force d’y croire ou de les amplifier, on finit parfois par rendre impossibles de précieuses alliances.
