
Chez nous, un des rites de passage à l’âge adulte consiste souvent à écarter plus ou moins le français de certaines sphères de sa vie pour laisser plus de place à l’anglais.
– Frédéric Lacroix
Dans son maintenant célèbre Pourquoi la loi 101 est un échec, Frédéric Lacroix a brisé l’omerta linguistique sur le déclin du français au Québec. Cet essai a eu l’effet d’un choc salutaire sur ses lecteurs en brisant l’illusion de la « permanence tranquille » du français au Québec, comme le dit si justement Lacroix. Quelque chose comme un réveil subit après une interminable torpeur.
Ce premier livre, une audacieuse militante du Mouvement Québec français l’a remis à chacun des députés de l’Assemblée nationale. Il ne faut pas sous-estimer l’effet que cette lecture a eu sur nos élus. Au sein de la députation caquiste, ses constats ont certainement élargi la brèche en faveur de l’extension de la loi 101 au collégial. Mais, bien assis sur le couvercle de la marmite, François Legault et la pesante aile fédéraliste semblent avoir pesé plus lourdement. Peu surprenant de la part d’un premier ministre qui, à la fin de la conférence de presse lors du dépôt du projet de loi 96, a répondu ce qui suit à une journaliste de CFCF-TV Montreal : « Pour mieux m’exprimer en anglais, peut-être que j’aurais aussi dû étudier dans un cégep anglais1 ».
Cela dit, Frédéric Lacroix devait s’attaquer à une autre question de taille : la part du lion qu’accaparent les cégeps Dawson, John Abbott, Vanier, Matrix, Champlain et Herzing par le biais du lucratif marché des étudiants internationaux. Dans son nouvel essai Un libre choix?, il montre en détail comment depuis des décennies ces cégeps anglicisent les étudiants étrangers temporaires afin d’accélérer et de faciliter leur intégration à leur communauté. Pour y parvenir, il décortique la mécanique très bien rodée qui permet à ces étudiants d’obtenir la résidence permanente du fédéral, et illustre, chiffres à l’appui, à quel point les cégeps anglais sont devenus des passerelles servant à gonfler artificiellement les rangs de la communauté anglo-québécoise.
UN « LIBRE CHOIX » FACTICE
Lacroix s’attache d’abord à démontrer en quoi la « doctrine du libre choix » au cégep n’est qu’une idéologie qui paralyse le débat sur cette question et, surtout, qu’elle profite exclusivement au réseau anglais. En effet, elle repose, dit-il, sur l’illusion d’une égalité possible entre deux groupes linguistiques de forces clairement inégales. Le français est si peu alléchant pour les Anglo-Québécois qu’ils comptaient pour moins d’un pourcent de la clientèle des cégeps français en 2018, alors que les francophones constituent 26,6 % des étudiants qui fréquentent les cégeps anglais, soit un ahurissant ratio de 27 pour 1!
Lacroix rappelle qu’à la fin des années 60, 95 % des immigrants inscrivaient leurs enfants dans des écoles primaires et secondaires anglaises. La Charte de la langue française, en 1977, est venue restreindre ce choix en réservant ces écoles à la communauté minoritaire de langue anglaise. Or, aujourd’hui, ce déséquilibre se reproduit, mais au niveau collégial et universitaire, où près de la moitié des allophones étudient en anglais.
Lacroix souligne que réunies, les institutions collégiales anglaises publiques et privées, subventionnées ou non, s’élèvent à 26 % du total, soit près de trois fois plus que le poids de la communauté historique anglaise. Cette concurrence linguistique a un double effet d’« effritement » et d’« écrémage » des effectifs des cégeps français qui, s’il est moins visible et marqué en région, crève les yeux à Montréal, à Laval et à Longueuil. Par exemple, depuis 1995, sur l’île de Montréal, les cégeps anglais ont capté 95 % de la progression de la clientèle totale au collégial (+ 5 400 étudiants), ne laissant qu’un famélique 5 % au réseau français (+ 303). Or, les étudiants des cégeps anglais choisissent à 85 % de poursuivre leurs études universitaires en anglais. En somme, le collégial anglais « agit comme une pompe qui draine, souvent pour toujours et de plus en plus rapidement, les étudiants hors du réseau postsecondaire de langue française et hors du Québec français ». Par ailleurs, le vrai « libre choix » est surtout celui des cégeps anglais, qui jouissent seuls du luxe de n’accepter que les meilleurs étudiants à l’entrée, et en récoltent les bienfaits à la sortie, cette excellence contribuant puissamment à leur réputation d’excellence… artificielle.
LE « NATION BUILDING » CANADIEN
Pendant ce temps, Ottawa se sert de cette immigration pour naturaliser comme citoyens canadiens les immigrants passés par le filtre du réseau scolaire anglais au Québec. Lacroix rappelle que c’est la Loi sur les langues officielles du fédéral qui permet aux immigrants d’obtenir la citoyenneté canadienne au Québec « avec une connaissance de l’anglais seulement », alors que le Québec ne détient « aucun pouvoir de sélection des immigrants temporaires » et se contente « d’émettre automatiquement des certificats d’acceptation du Québec aux étudiants sélectionnés par les institutions postsecondaires anglaises ». « Depuis quand, nous demande Lacroix, les cégeps ont-ils été créés pour servir de tremplin pour la venue des immigrants anglophones? » Dans les faits, le Québec a cédé le contrôle effectif de 90 % de son immigration au fédéral.
Combien de Michael Rousseau unilingues nous faudra-t-il pour comprendre que la simple durée d’un séjour ne suffit pas à franciser un non-francophone, et qu’étudier dans cette langue est capital? Malgré le fait qu’il ait épousé une francophone avec qui il habite depuis 14 ans à Saint-Lambert, le nouveau président d’Air Canada ne parle toujours pas français2.
Avec le temps, les cégeps anglais sont devenus en réalité des cégeps allophones où convergent les Michael Rousseau de ce monde, tant et si bien que les anglophones s’y trouvent désormais en minorité. En 2018, les cégeps anglais de l’île de Montréal ont remis 52,4 % des DEC du secteur préuniversitaire, contre 47,1 % pour les cégeps français. Lacroix nous rappelle que « les jeunes ne vont pas au cégep anglais pour apprendre l’anglais, mais parce qu’ils ont déjà une excellente maîtrise de l’anglais et veulent faire leur vie dans cette langue ».
Chose certaine, la majorité francophone continuera encore longtemps à financer grassement ce choix anglicisant, puisque le 23 février, le ministre responsable de la Langue française Simon Jolin-Barrette fermait définitivement la porte à l’idée d’étendre la loi 101 au collégial. Son parti affirme désormais miser sur une solution bancale empruntée au très anglophile Parti libéral du Québec : pour obtenir leur diplôme, tous les étudiants des cégeps anglais devront réussir un minimum de trois cours en français de leur formation spécifique.
En attendant que Lacroix ou un membre du Regroupement pour le cégep français décortique les effets de cette demi-mesure, l’essai Un libre choix ? convainc d’une double urgence : que le Québec prenne le contrôle de son immigration, et que les étudiants, même temporaires, convergent vers les cégeps français au lieu d’être détournés vers le réseau anglais.
1. Texte original : « Some French people, for example, they like to go to English colleges in order to have a better English. Maybe I should have done that also. » Assemblée nationale du Québec, 13 mai 2021, www.assnat.qc.ca/fr/actualites-salle-presse/conferences-points-presse/ConferencePointPresse-73937.html
2. Jean-Philippe Décarie, « Le français et la version de Michael Rousseau », La Presse, 4 novembre 2021, www.lapresse.ca/actualites/chroniques/2021-11-04/le-francais-et-la-version-de-michael-rousseau.php