
Professeur à l’École d’innovation sociale de l’Université Saint-Paul d’Ottawa, Jonathan Durand Folco est l’une des rares voix de gauche à critiquer ouvertement la gestion québécoise de la pandémie. Il a notamment dénoncé le couvre-feu et le passeport vaccinal, sans pour autant nier la gravité du virus. Alors qu’une sortie de crise sanitaire semble enfin poindre, Le Mouton Noir s’est entretenu avec lui.
Vous décrivez la gestion de la pandémie par François Legault comme un « autoritarisme doux ». Pouvez-vous nous expliquer ce que cela signifie?
C’est un régime politique ambigu, qui se veut exceptionnel, mais qui semble en voie de perdurer. Il se situe quelque part entre la démocratie libérale représentative et des régimes autoritaires durs, comme on peut en voir en Chine et en Russie.
Contrairement à ce que prétendent certains adeptes des théories du complot, ce n’est pas un régime totalitaire : il y a encore des élections, une liberté de prise de parole et une liberté de presse – bien que les médias traditionnels véhiculent fortement le discours du gouvernement. Cependant, depuis le début de la pandémie, une série de transformations (comme l’urgence sanitaire qui est régulièrement renouvelée) ont mené à une forte concentration du pouvoir dans les mains du premier ministre, de sa garde rapprochée et de quelques experts de santé publique.
La gouvernance ne se fait plus par lois, mais par décrets. Il s’agit toujours de mesures temporaires qui déstabilisent les normes en place et qui imposent des restrictions très fortes aux libertés de mouvement et de circulation. Certains de ces dispositifs sont légitimes, pour d’autres on peut se poser des questions… mais il y a de moins en moins d’espace pour se faire entendre si on est en désaccord.
L’autoritarisme doux s’incarne aussi dans la mentalité des citoyens : beaucoup de gens demandent un gouvernement fort et vont trouver normal que leurs libertés politiques et civiles soient limitées. Je trouve ce climat social inquiétant.
La gauche semble avoir un certain malaise à se positionner clairement contre des mesures fortes aux bienfaits incertains, comme le couvre-feu ou le passeport vaccinal. Pourquoi?
Il y a plusieurs causes. La première est la polarisation du débat public entre « provax » et « antivax ». Le gouvernement dit que les mesures sanitaires sont dictées par les recommandations de la santé publique, et place ceux qui ne sont pas d’accord dans le camp des complotistes ou des individualistes qui ne sont pas solidaires avec les travailleurs de la santé. Dans cet espace médiatique et idéologique, il est difficile d’avoir des positions intermédiaires et nuancées, par exemple affirmer qu’il faut des mesures sanitaires, mais peut-être pas celles-ci…
Par ailleurs, la gauche a historiquement un discours orienté vers le bien commun, basé sur la science et avec un biais favorable pour les professions qui la composent. Donc bien qu’elle se méfie du gouvernement Legault, elle va accepter les recommandations de la santé publique sans recul critique ou presque, même si celles-ci se contredisent parfois. Il s’agit là d’un mélange de prudence (ce qui est une vertu, étant donné qu’on vit une période d’incertitude) et de peur de se faire taxer d’être contre la science.
De manière générale, j’ai l’impression que ce qui nous manque, c’est un récit compréhensible par le commun des mortels, différent de celui véhiculé par le gouvernement, mais différent aussi du discours de la droite libertarienne et complotiste – qui proclame que le virus n’est pas si grave et qui veut abolir toute forme de mesure sanitaire. En l’absence de vision globale, la gauche peut au mieux s’opposer à certaines mesures à la pièce, ici et là.
En effet, la droite et l’extrême droite parviennent à mobiliser avec un discours simpliste centré sur les libertés individuelles. Est-ce que cela doit nous inquiéter pour l’après-pandémie?
Je dirais que oui, il faut être extrêmement vigilant, et il faut agir. Mais comment? On peut être présents dans la rue, mais ce n’est pas évident quand il y a déjà beaucoup de camionneurs, des drapeaux confédérés, des trumpistes… Est-ce que cela passe par la sensibilisation, la création de récits dans l’espace public et médiatique, l’organisation d’actions collectives? Je ne sais pas.
Si la gauche n’intervient pas, j’ai cette inquiétude qu’à moyen ou long terme, beaucoup de personnes qui partagent ces valeurs se sentent aliénées et se disent qu’être de gauche, c’est être du côté du pouvoir, c’est faire partie d’une élite sociale en qui on ne peut avoir confiance. Cette colère contre le « système » va être canalisée par un discours qui réclame une approche de libertés individuelles pures. On risque donc de perdre certaines personnes qui se sont repolitisées pendant la pandémie, qui pourraient adhérer à des groupes de droite ou d’extrême droite.
Je ne suis pas extrêmement pessimiste non plus. Je ne pense pas que dans les prochaines crises, les forces de droite ou d’extrême droite vont systématiquement prendre le dessus dans la rue. Beaucoup d’individus sont dans une période de confusion : en ce moment, on voit des gens qui sont pour la transformation sociale et écologique, issus des milieux alternatifs et hippies, s’opposer très fortement aux mesures sanitaires et au vaccin. S’il y a des mobilisations importantes pour le climat, je pense que ces personnes reviendront à leurs valeurs fondamentales, même si elles garderont peut-être une méfiance envers la gauche.