
Qu’est-ce que l’État? Tout le monde le voit, tout le monde ressent sa présence à différents moments de la journée ou de l’année, dans différentes sphères de la vie. L’État, ce n’est pas juste le gouvernement, les députés qui se chicanent à l’Assemblée nationale, le premier ministre qui fait des points de presse durant la pandémie. L’État, c’est à la fois les mesures sanitaires, les impôts, les subventions à Bombardier, le (sous)financement des écoles, les règles de zonage, l’entretien des routes, la police, des milliers de fonctionnaires, l’armée, la sécurité sociale, les prisons, la prestation canadienne d’urgence, les frontières, des milliers de municipalités, les autobus, les juges, les chicanes entre le fédéral et le provincial, la monarchie et ses symboles archaïques, les quotas dans l’industrie du lait, les drapeaux, les traités de libre-échange, l’électricité, etc. La liste serait très longue à faire, voire interminable, car l’État a réussi à s’immiscer dans chaque racoin de l’existence humaine.
Pourtant, peu de gens se questionnent vraiment sur la nature de l’État, ce qu’il contient, ce qu’il fait, à quoi il sert (ou pas), pourquoi il est légitime (ou pas). C’est le sociologue Max Weber qui a donné la définition canonique de cette entité qui est devenue incontournable dans l’organisation des sociétés modernes : « l’État est l’institution qui possède, dans une collectivité donnée, le monopole de la violence légitime ». Cela veut dire que l’État est non seulement l’institution qui est capable de faire la loi sur un territoire donné, mais de l’imposer, de la faire respecter, avec l’appui des forces policières, du système judiciaire et de la prison au besoin. C’est là la « fonction négative » ou la « carapace » de l’État, son côté menaçant, voire violent, surtout pour les gens qui le subissent de plein fouet : les personnes en situation d’itinérance, les sans-papiers, les petits délinquants, les hommes noirs qui se font interpeller dans la rue ou assassiner par les flics sans raison, les personnes assistées sociales, les communautés autochtones, les manifestants, etc. Il est rare que les personnes riches et puissantes aient à affronter cet aspect « dur » de l’État, qui tolère l’évasion fiscale, les privilèges et l’accumulation infinie du capital. Marx disait en 1848 que l’État « n’est qu’un comité qui gère les affaires communes de toute la classe bourgeoise ». Plus les choses changent…
Or, il serait simpliste de réduire l’État à ce côté sombre, que Pierre Bourdieu appelle la « main droite » de l’État : police, armée, monnaie, équilibre budgétaire, etc. Il y a aussi la « main gauche » qui rassemble les programmes sociaux, les services publics, les mesures de soutien qu’on associe habituellement à l’État-providence. Il est curieux à cet effet que la gauche et la droite haïssent l’État pour des raisons opposées. La droite libertarienne et néolibérale déteste l’interventionnisme étatique dans l’économie et ses intrusions dans la vie privée, mais veut à tout prix conserver ses fonctions régaliennes pour garantir les droits individuels, la libre entreprise et la propriété privée. À l’inverse, la gauche se passerait bien de la police et de l’armée, mais elle milite souvent pour plus d’État dans les domaines de l’éducation, la santé, l’économie, les garderies, la protection de l’environnement. Le problème, c’est qu’on ne peut pas séparer complètement la main gauche de la main droite de l’État, car ce sont nos impôts qui financent la police et les autobus, ce sont les mêmes ministères qui adoptent des objectifs de développement durable mais vendent le territoire aux industries à vil prix.
L’État est cette entité complexe et contradictoire, qui peut à la fois servir d’outil pour les classes dominantes mais aussi de protection pour les groupes vulnérables. Au lieu de miser sur une vision monolithique de l’État comme instrument du 1% (ou de l’ordre mondial sanitaire-pédo-sataniste selon certaines théories farfelues), il est donc plus intéressant d’opter pour la définition plus subtile du marxiste Nicos Poulantzas : une « condensation matérielle d’un rapport de forces entre les classes et les fractions de classes ». Voilà une perspective plus dynamique de la chose, l’appareil d’État pouvant servir à tout, et son contraire, en fonction des groupes qui se l’approprient pour faire avancer leurs intérêts.
Néanmoins, l’État peut aussi être envisagé comme une entité étrange, centralisatrice, séparée de la société et exerçant sa domination sur celle-ci, une « excroissance », un appareil avec une logique propre. Dans son livre L’œil de l’État, l’anthropologue James C. Scott raconte comment l’État moderne est parvenu dans les derniers siècles à imposer ses systèmes de classification, de standardisation et d’abstraction dans une foule de dispositifs et de secteurs, allant des recensements, les patronymes, l’urbanisme, la modernisation de l’agriculture, l’uniformisation des langues. À chaque fois, il fait violence aux savoirs pratiques locaux, traditionnels, contextuels et autochtones pour étendre son emprise. Qu’il soit de « gauche » ou de « droite », il semble donc y avoir une rationalité propre à l’État, une logique impersonnelle et hiérarchique, une « solidarité » abstraite et artificielle qui s’oppose aux solidarités vécues sur le terrain. L’État repose sur la bureaucratie, le commandement, la prévisibilité de règles uniformes, plutôt que sur l’action directe, l’initiative des communautés, la créativité et la débrouillardise des gens.
Certes, avec les perturbations de la pandémie, les inégalités sociales et la crise climatique, l’État peut sembler tout de même un moindre mal, une protection utile pour retrouver un certain équilibre. Mais est-ce bien le cas? Un vieux révolutionnaire méconnu nommé Gustav Landauer dit jadis que l’État était une compensation factice au « manque d’esprit », de lien social et de communauté au sein des sociétés modernes. « C’est pour susciter de l’ordre et des possibilités de survivre au sein de toute cette absence d’esprit, de cette absurdité, de ce chaos, de cette misère et de cette déchéance que l’État existe. […] Là où il y a esprit, il y a société. Qui dit absence d’esprit dit État. L’État est le succédané de l’État. »
En fin de compte, a-t-on besoin de l’État pour vivre? Au sein des sociétés modernes, au sein du capitalisme mondialisé, avec un « mode de vie impérial » qui repose sur l’automobile, l’énergie fossile et l’exploitation des pays du Sud, l’État semble inévitable. Mais si on envisage un monde au-delà du capital, de la prédation du vivant, du colonialisme et d’autres formes de hiérarchies sociales, l’État représente peut-être un obstacle à la construction d’une nouvelle civilisation. Comme le résume bien la grande anarchiste Emma Goldman : « Vous tous, hommes et femmes, ne voyez-vous pas que l’État est votre pire ennemi ? C’est une machine qui vous broie pour préserver la classe dominante, vos maîtres. Comme des enfants naïfs, vous vous fiez à vos dirigeants politiques. Ils abusent de votre confiance pour vous vendre aussitôt au premier venu. Mais même en dehors de ces trahisons directes, vos responsables politiques font cause commune avec vos ennemis pour vous tenir en laisse, pour vous empêcher toute action directe. L’État est le pilier du capitalisme, et il est ridicule de compter sur lui pour un quelconque secours. » A-t-elle raison? Au moins, il vaut la peine de méditer tout ça.