
Le savoir et les sentiments font rarement
bon ménage. […]
La tragédie de l’homme, c’est la connaissance.
– Émil Cioran
Déjà à la page dix du roman Autopsie de Charles Amand, un constat et un correctif sont lancés : « L’heure est à la réappropriation de notre histoire, car les cultures sans passé n’ont pas d’avenir. […] C’est l’ironie dissolvante et la curiosité encyclopédique qu’il faut exploiter en cette époque exigeante qui ne peut plus se contenter de romans à thèse, de psychologie de comptoir ou de subversion politique à deux sous. » Le tout sonne comme un coup de tonnerre dans notre paroissial ciel littéraire québécois qui se mire dans les souffrances de ces jeunes Werther prêts à éponger leurs larmes sur les genoux d’une Marie-Louise Arsenault « pantoite » – pour reprendre une ministre libérale. C’est à un voyage à travers les livres et sur le territoire, à travers le territoire et sur les livres que Claude La Charité convie ses lecteurs; invitation d’un sérieux frivole qui consiste à décoder les symboles qui, brumeux, déforment et reforment le monde.
C’est admiratif que je l’écris, ce livre et le projet qui le sous-tend sont d’une importance capitale : proposer une suite au premier roman édité au Québec en 1837, L’influence d’un livre, relève d’une forme aggravée de folie borgésienne. Que l’on me permette de poser cette certitude sans fondement, aucun : pour La Charité être un romancier populaire du XIXe siècle dut lui sembler une diminution. Être, en quelque sorte, Philippe-Aubert de Gaspé fils et arriver au Chercheur de trésors lui sembla, assurément, moins ardu – par conséquent moins intéressant – que de continuer à être Claude La Charité et d’arriver au Chercheur à travers les expériences de Claude, l’érudit sympathique – nous le saluons.
Car, enfin, de quoi est-il question dans ce roman?
Nous sommes devant la bicoque calcinée de Charles Amand, héros du premier roman québécois, qui trouva la mort alors qu’il concoctait des mixtures aux ingrédients baroques. Son cadavre, donc, est le point d’ancrage de ce qui pourrait être le premier « roman bibliophile policier gothique » de notre pas si nouveau monde. C’est un certain M.T.L.B. qui sera chargé d’enquêter sur cette mort tragique dans le village de Saint-Jean-Port-Joli. Cet « enquêteur littéraire […] chargé de faire la lumière sur toutes les formes de plagiat […]? » s’avérera aussi fin limier, surtout lorsqu’il s’agira d’arpenter le lieu des crimes de ce foldingue de Charles Amand. Une théorie de scènes défilera devant les yeux des lecteurs qui visiteront tantôt une salle d’autopsie nécroludique, tantôt le refuge d’une sorcière oubliée, le tout arrosé de descriptions absolument délicieuses des paysages de notre pays-pas-pays.
Lisant ce roman, une envie folle nous prend de plonger dans l’histoire littéraire. Les Canadiens de Claude La Charité accèdent à l’universel. Leur époque est mise en scène avec une telle acuité que l’on parvient à saisir l’état d’esprit dans lequel on écrivait les livres. Les lieux de la fiction parlent à travers les personnages, et derrière chaque pierre, chaque épinette se trouvent des légendes que l’auteur a la générosité de cueillir pour mieux les raconter. Autopsie de la créature de Frankenstein, le roman est, aussi, l’assemblage de morceaux épars d’une littérature canadienne-française métabolisée sous la forme du centon. L’écriture se veut invitation à la lecture et entreprise de crochetage littéraire où chaque texte sollicité est merveilleusement vandalisé par l’auteur.
Déposant ce livre, je me suis mis à rêver : si notre littérature avait commencé sur un roman « plus abouti » que celui de Philippe-Aubert de Gaspé fils, peut-être que le pays aurait pu sortir de la cuisse de notre imaginaire souverain. Avec cette revanche fictive de Charles Amand, Claude La Charité est peut-être parvenu à rappeler que la littérature québécoise est ce « quelque chose » présent dans les hésitations de René Lévesque lorsqu’il affirmait que nous étions, précisément, « quelque chose comme un grand peuple ».