
On se rappelle qu’au début de 2020, pris de court par le coronavirus dont la course s’accélérait sans que la médecine puisse le contenir, les pays ont rapidement mis en place des mesures pour ralentir ou devancer le virus. La réaction du Québec s’inscrit dans le même schéma que celui adopté par plusieurs pays, c’est-à-dire par la déclaration de l’état d’urgence sanitaire, qui donne aux pouvoirs publics les coudées franches pour adopter de manière expéditive des mesures radicales. C’était la première fois que le Québec avait recours à ce pouvoir exceptionnel depuis l’adoption en 2001 de la Loi sur la santé publique2.
UN ÉTAT DE GUERRE
Plusieurs dirigeants d’État ont utilisé, dès les débuts de la pandémie, l’analogie de la guerre au virus pour expliquer la situation et convaincre la population de l’urgence réelle et du caractère approprié des mesures imposées qui exigent de grands sacrifices de la part des citoyens. En plus de confirmer le lien étroit avec les pouvoirs de guerre, l’analogie guerrière souligne la sévérité de la menace à combattre.
Cette analogie n’est pas extravagante puisque les pouvoirs mis en œuvre appartiennent justement à la même famille de droit que ceux qui ont historiquement été utilisés en vertu de la Loi des mesures de guerre du Canada, soit la famille générale des pouvoirs d’urgence. On sait maintenant que ce concept juridique ouvre la porte à des changements majeurs dans la gouverne de l’État et impose des bouleversements profonds dans le fonctionnement de la société. C’est ainsi qu’on a pu observer qu’un peu partout les parlements ont prestement été mis en berne au printemps 2020 pendant qu’une petite garde rapprochée, formée des hauts dirigeants de l’État et des responsables de la santé publique, prenait la direction de la gestion de crise.
Cela dit, les pouvoirs d’urgence sanitaire, comme ceux en temps de guerre, sont soumis à des contraintes qui permettent de rester dans l’État de droit, notamment jamais le Parlement ne doit abdiquer ses pouvoirs et peut, à tout moment, mettre fin à l’état d’urgence. Mais, faut-il le préciser, combattre un virus ne requiert pas la même expertise que faire la guerre…
LA SANTÉ PUBLIQUE, LE NERF DE LA GUERRE
Fidèle aux caractéristiques des pouvoirs d’urgence, l’état d’urgence sanitaire interpelle l’exécutif de l’État. Puisqu’il s’agit de santé publique et non de sécurité publique comme en temps de guerre, l’expertise de santé publique est essentielle à la gestion de la crise. L’intervention de l’État doit en conséquence se structurer au nom de la protection de la santé de la population et des principes de la santé publique3.
Or, la santé publique et l’expertise scientifique qui la nourrit doivent suivre en temps réel le développement de la crise et débattre d’enjeux scientifiques et sociaux complexes soulevés par un virus encore loin d’avoir révélé tous ses secrets. Les décisions évoluant au grand jour, elles se prennent « au meilleur de la connaissance actuelle ». Les tâtonnements et les incertitudes, propres au monde scientifique, peuvent ainsi paraître plus vivement. Les bienfaits des mesures d’urgence dépendent non seulement de la large diffusion des mesures à prendre, mais aussi des motifs avancés qui pourront favoriser l’adhésion de millions de personnes appelées à les intégrer et à les observer. Tout un défi : comment convaincre de la fiabilité de la science sous les feux de vives controverses, tout en se fiant à l’intelligence citoyenne?
BILAN ACTUEL DES MESURES D’URGENCE
Après plus de 20 mois d’exercice, les mesures d’urgence décrétées par le gouvernement ont permis au Québec de se positionner favorablement, sur la scène canadienne et internationale, eu égard à l’endiguement des vagues successives de la pandémie, même si la science et l’expertise de la santé publique ont parfois montré des limites importantes. Pensons aux premiers dénigrements du port du couvre-visage par la santé publique qui s’est par la suite ravisée pour l’imposer, ou encore aux récents rapports d’enquête accablants qui ont conclu à l’angle mort de la santé publique sur les risques en CHSLD. Certains diront que ces aléas sont ceux de toute action politique. Toutefois, ces conditions ont mené à de réels problèmes, voire à des drames, qui ne sauraient être minimisés.
Après une période d’adaptation, le système parlementaire s’est ajusté et fait montre aujourd’hui d’une démocratie plus active où l’opposition peut à nouveau jouer son rôle. L’arrivée et l’élargissement de la vaccination ont permis d’alléger les mesures les plus contraignantes. La « liberté d’expression » des citoyens a retrouvé sa voix jusque dans la rue, tant et aussi longtemps que n’est pas mise en péril la sécurité des autres, comme le dicte l’équilibre délicat qu’il faut toujours rechercher entre libertés individuelles et libertés collectives.
Que nous réserve la suite? Il ne fait pas de doute que l’état d’urgence sanitaire s’étire bien au-delà de ce que chacun pourrait souhaiter. L’arrimage entre science et politique doit être constamment renouvelé, voire remis en question. Sans doute, le positionnement de l’expertise de santé publique pourrait-il être renforcé pour assurer une plus grande confiance de la population dans la prise de décision. Sans faire la guerre à l’urgence… sanitaire, vaut mieux s’armer de… santé publique!
1. Ce texte synthétise les idées de l’article des mêmes auteures paru en mai 2021 dans la Revue juridique Thémis, vol. 55 no 1, p. 233-279, sous le titre : « L’état d’urgence sanitaire au Québec : un régime de guerre ou de santé publique? ».
2. Loi sur la santé publique, RLRQ c. S-2.2, art. 118 à 130.
3. Raymond Massé, Éthique et santé publique. Enjeux, valeurs et normativités, Les Presses de l’Université Laval, 2003, p. 140-142.