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Au-delà de l’idée du développement, réapprendre ce qu’est « bien vivre »

Par Mario Gil le 2021/11
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Au-delà de l’idée du développement, réapprendre ce qu’est « bien vivre »

Par Mario Gil le 2021/11

Co-construire un monde plus juste et solidaire? Oui, mais comment? Nous savons que si nous continuons à penser le développement de la même façon (ces projets de développement qui vendent l’idée d’une meilleure vie pour tous et toutes depuis 70 ans), nous arriverons au même résultat : quelques gains par-ci par-là, mais surtout des inégalités qui continuent de s’accroître, sans oublier la violence que ce type de développement induit, et une planète qui continue de pâtir sur le plan écologique. L’exploitation des richesses naturelles, des sables bitumineux, du gaz de schiste, etc., a permis l’accumulation d’une richesse mondiale jamais vue. Nul ne peut nier que ces pratiques sont indispensables pour maintenir un mode de vie spécifique, qui correspond à l’image de la réussite et du bonheur proposée par le Nord global à l’humanité et dont l’hégémonie est encore actuellement trop peu contestée.

Face à la crise climatique, les grandes puissances proposent encore le capitalisme, mais vert celui-là, souvent appelé « développement durable ». Avec l’économie verte, le système a déjà tracé la voie à un prochain saut de « modernisation » : la marchandisation de la nature elle-même et de sa conservation, la vente de droits de pollution, les investissements dans les énergies renouvelables ou les technologies de réduction des dommages. Le concept de développement nous lie trop souvent à un imaginaire occidental, capitaliste et colonial qui vise à faire suivre aux exclus un chemin prédessiné par le Nord global afin qu’ils s’intègrent à un même mode de vie. D’autre part, cette idée hégémonique de développement participe à la dévalorisation des multiples modes de vie, relations sociales et savoirs existant dans le Sud, qualifiés d’« arriérés ». Par conséquent, l’introduction de la catégorie du sous-développement a également forgé des subjectivités « sous-développées » dans le Sud global ainsi qu’une relation désavantageuse des immigrants et des immigrantes avec les sociétés d’accueil.

De leur côté, les gouvernements du socialisme réel en Europe de l’Est ainsi que la majorité des acteurs de la gauche latino-américaine se sont concentrés sur la critique de l’impérialisme et du capitalisme, mais ont tacitement accepté le concept de développement comme la voie du « progrès » pour les peuples.  Ils n’ont pas analysé le développement comme l’un des dispositifs clés de l’enracinement et de l’expansion du capitalisme et de sa logique de production de colonies, qui lie le bien-être à la seule capacité de consommer. La lutte pour la terre menée par ces groupes de gauche était accompagnée d’un slogan : « La terre à ceux qui la travaillent », idée qui peut viser malgré tout la logique de l’exploitation et du profit.

RECONSTRUIRE LA MÉMOIRE COLLECTIVE ET LA RELATION AU TERRITOIRE

Depuis environ trente ans, les luttes autochtones, noires et populaires ont insufflé un fort changement à ces logiques. Nous parlons aujourd’hui de la terre pour ceux et celles qui la soignent, parce ce que si la terre continue à être au centre des conflits en Amérique latine et dans le monde, la relation symbolique change. Il y a d’autres façons de voir qui ne passent pas par ledit développement. Il y a des projets de vie communautaires, d’autres modes de relations avec le territoire, d’autres façons de penser l’existence et de la partager. On peut par exemple penser au concept buen vivir qui se traduit par « vivre bien » et, selon Fernando Huanacuni Mamani, par « vivre en plénitude », « vivre en harmonie et en équilibre avec les cycles de la Terre-Mère, du cosmos, de la vie et avec toutes les formes d’existence ». En termes idéologiques, selon Jean Ortiz, le buen vivir implique la « reconstitution de l’identité culturelle d’un héritage ancestral séculaire […] une politique de souveraineté et de dignité nationale […] la récupération du droit de relation avec la Mère Terre et la substitution de l’accumulation illimitée individuelle de capital par la récupération intégrale de l’équilibre et de l’harmonie avec la nature ». Il existe actuellement dans « les Suds » des communautés qui rejettent l’utilisation de machines pour l’agriculture, qui construisent des écoles avec leurs propres connaissances, leurs langues, leurs mythes et qui optent pour leurs propres formes de participation politique et communautaire. C’est ce que Maristella Svampa a désigné comme un virage écoterritorial, par lequel se déconstruit l’idée temporelle du développement : des communautés se construisent en reconstruisant leur mémoire collective et leurs relations avec leur territoire.

La lutte pour le territoire est un langage des communautés en résistance, un langage qui peut nous unir pour inventer et sortir de la logique du développement qui nous a amenés à vivre toujours plus vite et « efficacement » en oubliant le territoire existant sous nos pieds tout comme le passé. Pour ce faire, il nous faut passer par la reconnaissance d’autres façons de voir le monde et entrer en relation tant entre nous qu’avec la nature et le territoire, bref, avec tout ce qui existe.

Le buen vivir dans différentes langues des Premières Nations d’Amérique du Sud

Bolivie : suma quamaña (en aymara) et ñande reko (peuple Guarani) ;

Équateur : sumak kawsay (en kichwa) et shiir waras (peuple Shuar) ;

Chili : künme mongen (peuple Mapuche) ;

Pérou : jakona shati (peuple Shipibo Konibo) et kametsa asaike (peuple Asháninka).

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