Le blogue du rédac

Non, les entreprises manufacturières du Bas-Saint-Laurent n’ont pas perdu 3,5 milliards!

Par Rémy Bourdillon le 2021/10
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Le blogue du rédac

Non, les entreprises manufacturières du Bas-Saint-Laurent n’ont pas perdu 3,5 milliards!

Par Rémy Bourdillon le 2021/10

La semaine dernière, Manufacturiers et exportateurs du Québec (MEQ) a lancé un chiffre alarmant : les entreprises manufacturières du Bas-Saint-Laurent auraient perdu 3,5 milliards $ depuis deux ans en raison de la pénurie de main-d’œuvre. Analyse du Mouton Noir : bien qu’il soit évident que les entrepreneurs rencontrent des difficultés en ces temps où les employés se font rares, la méthodologie utilisée semble avoir mené à une surestimation du résultat.

Commençons par soupeser l’énormité de la déclaration : selon l’Institut de la statistique du Québec, le produit intérieur brut de la région était de 6,7 milliards $ en 2015. Cela voudrait dire qu’une pénurie de main-d’œuvre pourrait faire perdre à la région la moitié de son PIB en seulement deux ans!

Rappelons au passage que l’expression « pénurie de main-d’œuvre » ne fait pas l’unanimité : il serait plus juste de parler de rareté de main-d’œuvre, puisqu’on n’est pas certains que tous les efforts ont été faits pour attirer des employés, notamment au niveau de l’amélioration des conditions de travail. « Les entreprises qui cherchent un plus grand nombre d’employés veulent surtout recruter à des salaires moins élevés », écrit d’ailleurs en toutes lettres MEQ dans son rapport.

Maintenant, un coup d’œil à la méthodologie : pour faire ses calculs, MEQ a fait un sondage auprès d’environ 400 entreprises au Québec. Ces dernières ont expliqué qu’à cause du manque d’employés, elles ont dû refuser des contrats, payer des pénalités de retard ou réduire leurs activités. Au Bas-Saint-Laurent et en Gaspésie, la quinzaine d’entreprises sondées ont rapporté des pertes de 161,7 millions $ depuis deux ans, ce qui place notre région au deuxième rang provincial, derrière la Montérégie.

Première nuance à apporter ici : un refus de contrat ne représente pas une perte, mais bien un manque à gagner. Si votre patron vous demande de travailler 50 heures par semaine mais que vous décidez de ne pas aller au-dessus de 40, vous pouvez considérer que vous avez perdu 10 heures de salaire… mais vous en avez quand même gagné 40!

Deuxième nuance : ce n’est pas parce qu’une entreprise refuse un contrat que celui-ci n’est pas rempli. Si un client va voir la compagnie A pour faire un achat de 10 000 $ et que A refuse, le client va se tourner vers une compagnie B qui peut accepter. La somme de 10 000 $ est donc bel et bien dépensée, même si A considère l’avoir perdue. Certes, cet argent peut sortir de la région si aucune entreprise locale ne peut fournir ce que le client désire, mais rien ne nous indique que cela est le cas pour la totalité des 160 millions $ additionnés par MEQ.

Un portrait faussé

Par la suite, MEQ calcule un pourcentage global de perte, en divisant les « pertes » estimées par les entreprises sondées par leur chiffre d’affaires. Ce pourcentage est appliqué au revenu total des entreprises de fabrication du Québec, ce qui donne un total de 18 milliards $ de pertes pour l’ensemble de la province.

Cette extrapolation est toutefois hasardeuse, puisque l’échantillon retenu par MEQ n’est pas représentatif de l’ensemble des sociétés. Ainsi, il est formé de 79,1 % d’entreprises de 100 à 299 employés, quand elles ne sont que 20,4 % au Canada (selon Statistiques Canada, les données québécoises n’étant pas fournies dans le rapport), et  de 4,5 % d’entreprises de plus de 300 employés, alors qu’elles sont 43,2 % au Canada. Les entreprises de 50 personnes sont également sous-représentées : 1,8 % dans l’échantillon contre 23,9 % au Canada. 

Or, les grandes entreprises sont moins touchées que les petites par la rareté de main-d’œuvre. Prendre en compte leurs énormes chiffres d’affaires au moment de calculer les pertes totales du secteur manufacturier peut donc gonfler ces dernières.

Dernière étape : MEQ ramène les 18 milliards ainsi calculés au niveau régional, en respectant la répartition des « pertes » recensées par les entreprises sondées dans chacune des régions. Le Bas-Saint-Laurent repart avec une bonne part du gâteau, soit 3,5 milliards $. Mais rappelons ce qui vient d’être dit : les pertes totales sont calculées en considérant les chiffres d’affaires de très gros joueurs industriels, qui sont à peu près absents au Bas-Saint-Laurent. Encore une distorsion de la réalité, donc…

Pourquoi toujours croître?

En résumé, il est très exagéré de dire que les entreprises manufacturières du Bas-Saint-Laurent ont perdu 3,5 milliards $. Bien sûr, la rareté de main-d’œuvre est ennuyeuse, mais elle est surtout le revers d’une médaille dont MEQ ne parle pas : l’économie du Bas-Saint-Laurent se porte extrêmement bien, à tel point qu’elle tourne à plein régime.

L’association d’industriels agite aussi la menace de la perte d’emplois en disant que trois entreprises manufacturières sur 10 ont envisagé de déménager une partie de leurs activités à l’étranger ou de donner des contrats à l’étranger en raison d’un manque de main-d’œuvre. Envisager est une chose, passer à l’action en est une autre : le même rapport nous indique plus loin que plus de 96 % des entreprises ne croient pas qu’elles auront à déménager une partie de leurs activités.

On comprend que MEQ regrette surtout que ses membres ne puissent pas croître autant qu’ils le voudraient. Reste à voir si c’est une aussi mauvaise nouvelle que ça : rappelons-le, croître sans cesse est impossible. Pour des raisons écologiques, d’abord, puisque nous vivons dans un monde fini et que la croissance économique se matérialise systématiquement par la destruction d’espaces naturels. Mais aussi pour des raisons plus terre-à-terre : l’économie, un peu comme la pandémie, est formée de vagues qui finissent par passer. Monter trop haut, cela veut aussi dire retomber plus fort un peu plus tard…

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