S’il est vrai qu’on ne prête qu’aux riches, il semblerait aussi qu’on ne développe plus que les villes – et seulement les plus grandes. Depuis la crise des années 1970, de nouvelles géographies économiques se sont mises en place, nées d’un mouvement simultané de désindustrialisation des zones de développement anciennes, soit les vastes régions industrielles des 19e et 20e siècles, et d’affirmation de nouveaux pôles centraux, tirés par les logiques globales des marchés, soit les villes globales et plus généralement les métropoles concentrant l’économie de la connaissance. Certains parlent encore des effets de ruissellement des agglomérations, mais les effets réels sur les territoires sont décevants et la magie de ce postulat semble aujourd’hui moins opérer. D’autres encore inventent une opposition frontale entre souche rurale et métropole multiculturelle pour dessiner la géographie imaginaire d’un néo-conservatisme domestique; il n’empêche : incantation n’est pas raison, sauf peut-être pour les bateleurs de foire d’empoigne.
Or, entre le silence économiciste des uns et la logorrhée culturaliste des autres, l’enjeu majeur risque bien de passer inaperçu : l’écart croissant entre ces deux dynamiques territoriales du développement est devenu un gouffre depuis une dizaine d’années – et les gens n’aiment pas cela. Les travaux se multiplient désormais sur « ceux qui restent », « les filles du coin », « les laissés pour compte », « les étrangers dans leur propre pays », etc., tous ces groupes à qui, au fond, nous n’avons plus grand-chose à dire depuis longtemps. Ainsi, comme le rappelait Andrés Rodríguez-Pose, nous affichons bien volontiers notre surprise – bien réelle – face à l’essor des populismes occidentaux. Qui aurait prévu Donald Trump, le Brexit, les mobilisations de type Gilets jaunes ou complotistes il y a seulement dix ans? Mais le véritable enjeu est peut-être ailleurs, dans la panne de notre imagination sociologique et géographique, qui explique notre aveuglement face aux effets négatifs de la concentration urbaine de la croissance, notre négligence vis-à-vis des inégalités territoriales, notre sous-estimation de l’attachement des populations aux lieux et notre gaspillage des potentiels de développement des territoires en difficulté. Au fond, la vraie surprise réside peut-être moins dans cette géographie du mécontentement que dans notre surprise elle-même : il y a dix ans, pensions-nous vraiment que ces causes n’auraient pas d’effets? Et aujourd’hui, pensons-nous vraiment que ces effets n’ont pas de causes?
Ce constat territorial posé, tout reste à faire – avec modestie mais conviction. Modestie, d’abord, parce que force est de constater que les promesses ont été nombreuses en matière de développement régional, que certaines ont été bel et bien tenues, mais que l’interventionnisme territorial conserve souvent un arrière-goût (assez prononcé) d’échec ou de déception – même si ce sont peut-être plus les promesses que les échecs qui expliquent ces déceptions. Conviction, ensuite, parce que les études régionales ont quand même avancé quelques démonstrations devenues des lieux communs, à commencer par la nécessité de penser ensemble le développement rural et le développement urbain (l’aménagement et l’urbanisme, mais pas seulement). À cet égard, on peut même affirmer sans grand risque que, dans une période où la compétition internationale s’accroît entre grands pôles de développement, il est vital de conférer aux municipalités les moyens humains, juridiques et financiers de s’affirmer. C’est d’ailleurs ce qui motive le renforcement, au niveau législatif, du rôle moteur des municipalités dans les missions de développement, d’aménagement ou de fourniture de services, comme on peut le voir au Québec avec le renforcement du rôle des MRC en 2015 et la reconnaissance des municipalités comme gouvernements de proximité en 2017, en France avec l’élargissement des regroupements intercommunaux depuis 2015, ou en Angleterre avec la création des Local Enterprise Partnerships (2010) qui renforce le rôle des cités-régions. Mais, simultanément, est-il vraiment indispensable de fragiliser, voire de supprimer les échelons territoriaux du développement et de la solidarité – fusion de régions en France en 2015, suppression des agences régionales de développement en Angleterre en 2010-2012, abolition des Conférences régionales des Élus au Québec en 2015?
Le début des années 2020 a été une période de turbulence exceptionnelle, à la fois sanitaire, économique, politique et environnementale, qui n’est pas sans rappeler la fin des années 1980 lorsque, dans l’indifférence générale, l’effritement des communautés rurales périphériques semblait inéluctable. Or, de véritables politiques de développement régional et local avaient progressivement émergé dans les années 1990, pour permettre à ces « régions qui perdent » de prendre leur juste place dans la société québécoise. Il nous faudra bien trouver comment parler, aujourd’hui, à ces régions « qui ne comptent pas ».