
J’ai eu la chance d’assister à la représentation du film Chroniques hospitalières de Brigitte Lacasse le 25 avril dernier. Ce qui suit en est une modeste réception, un écho pour attester des effets qu’une pensée intime singulière est susceptible d’exercer sur la santé de la conscience collective.
Un lit de camp flottant dans les hautes herbes de bord de mer. L’instant d’après, il recouvre une cage et devient un lit d’hôpital sur lequel est allongé le corps d’une femme.
Nul glamour ne réside dans la maladie chronique, et la narratrice-cinéaste sera sans complaisance aucune dans le traitement du sujet. Le travail de l’artiste amène à un niveau supérieur le récit de l’expérience : le témoignage fait œuvre à part entière. Il communique alors esthétiquement, atteignant à des couches profondes de l’humanité en nous-mêmes, et délivre un savoir que nous sommes libres de nous approprier à partir de nos propres repères.
La force illocutoire des Chroniques hospitalières repose sur la subjectivité assumée de la créatrice, qui réfléchit sur elle-même. À la rencontre avec le public qui a suivi la représentation, elle disait avoir voulu élaborer une œuvre à partir de sa recherche sur son propre matériau (c’est-à-dire son expérience, qu’elle documente) et avoir visé dans le même mouvement à communiquer, à faire apparaître quelque chose à l’autre. Gage d’accomplissement esthétique, s’il en est.
Évoquant par une série de joyeuses photographies du milieu des années 1960 la jeunesse confiante de ses parents au début de leur mariage, la cinéaste indique qu’en fait, « leur vie ne sera pas un long fleuve tranquille » et tiendra bien davantage d’une mer agitée.
L’essai cinématographique planté dans un décor maritime, jalonné de dessins, de blocs Lego, d’archives familiales, mais aussi de fragments de chansons et de performance de l’artiste, relate par différents modes l’histoire d’une vie, voire de plusieurs vies reliées entre elles et gravées par la maladie. Celle diagnostiquée dans l’enfance de la cinéaste-narratrice s’appelle atopie, étymologiquement « absence de lieu », une épreuve qui a mis « la vie de l’artiste en suspens ».
L’absence de lieu fixe de la maladie et l’état de suspension spatiotemporelle qu’elle a entraîné chez la principale concernée donnent toutefois l’impression d’avoir été extraordinairement compensés par la mobilité d’une imagination capable d’entreprendre une recherche indépendante sur plus de vingt-cinq ans.
La cinéaste examine alors la persistance, pendant toutes ces années, du sentiment d’abandon, puis met en relation les douloureuses circonstances de la naissance et l’apparition de la maladie, en parallèle avec la succession de consultations médicales ou thérapeutiques, en quête d’un soulagement, sinon permanent, au moins un peu plus durable que le précédent. Les attentes s’épuisent, si bien que la seule perspective d’une prise en charge rassure, en dépit du caractère hautement intrusif du traitement qui l’accompagne. Quiconque aurait perdu toutes ses illusions sur le long cours, quand le « vide remplit à ras bord ».
Le processus de remémoration se poursuit néanmoins : des centaines de jours d’hospitalisation à la petite enfance laissent des traces profondes dans l’âme et le corps. « Tous les jours, je me ramasse au balai pour me jeter à la poubelle. » Au-delà de la tristesse de l’image, il y a le mouvement itératif qui relance le constant renouvellement du regard de l’artiste sur sa situation.
Si on dénonce de plus en plus les violences obstétricales aujourd’hui, elles faisaient partie de l’ordinaire des femmes il y a cinquante ans. On était alors sans le moindre recours, sans la moindre possibilité de se faire entendre. Brigitte Lacasse s’arrête sur le traumatisme de la mère, du père et a fortiori de l’enfant à naître qu’elle fut. Devenue adulte, elle sait que sa vie s’est construite dès le premier jour à travers la coercition médicale à l’encontre de sa mère. On avait forcé l’arrêt de son accouchement alors qu’il progressait normalement, mais trop vite : le médecin n’était pas encore arrivé, et il fallait l’attendre.
On voudrait croire que, cinquante ans plus tard, l’intelligence que la cinéaste a développée du trauma initial par rapport à ses ennuis de santé chroniques ait été mieux accueillie. Il n’en fut rien. « Un détail anodin », alors qu’elle y voit l’un des principaux marqueurs de son existence.
Peu importe l’âge, se trouver en position de vulnérabilité s’attire plus d’infantilisation que de véritable soutien. Comme si la tendance, avec les êtres humains, consistait à les fragiliser encore plus au lieu de les consolider. Le mythe capitaliste de l’efficacité ne pourrait-il pas être à l’origine de telles négligences? Ne dissimulerait-il pas en fait l’incompétence et le désastre de la négation d’autrui? Il ne s’agirait pourtant que de renforcer dans la dignité. Que d’écouter la connaissance que l’autre peut avoir de son état. Que de prodiguer des soins respectueux de l’intégrité et de l’autonomie. Utopie?