
C’est terrible de ne pas bien connaître sa langue maternelle.
C’est un handicap physique comme la perte d’un membre.
On a l’impression d’étouffer.
— Dany Laferrière
On n’a qu’à taper « qualité du français » à l’écran pour voir apparaître des mots comme piètre performance, formation déficiente, constat affligeant, échec massif, insécurité linguistique! Beau programme. Y a-t-il une autre avenue? Peut-être aller à la rencontre de celles qui, malgré ce discours délétère, s’emploient depuis plus de vingt ans à faire progresser en français les jeunes qui fréquentent le cégep et l’université. Élisabeth Haghebaert et Patricia Posadas1, l’une coordonnatrice du Centre d’aide à la réussite à l’UQAR, l’autre enseignante de français à l’Institut maritime, puis au Cégep de Rimouski, ont accepté de parler de leur expérience.
D’emblée, Patricia Posadas relève une forme d’éclectisme dans les connaissances de ses élèves, mais elle observe une perte de vocabulaire importante, des problèmes syntaxiques, une méconnaissance des marqueurs de relation : « D’une certaine manière, les élèves pensent par hyperlien, sautent d’une idée à l’autre. Construire une réflexion, structurer des textes, c’est assez difficile. C’est une chose sur laquelle travaillent beaucoup les profs de français et de philo. » Élisabeth Haghebaert attribue ces difficultés à une absence de distance : « Les étudiants manquent de recul par rapport à ce qu’ils écrivent. Ils ont peu conscience des niveaux de langue : la même langue sert à tout dire. La syntaxe est souvent calquée sur l’anglais, mais comme tout le monde est à peu près dans la même situation, personne ne le leur fait remarquer. » Toutes deux s’entendent sur le fait que l’école devrait servir à unifier en donnant des chances égales à chacun. Mais, selon Patricia, ceux qui réussissent viennent de milieux riches sur le plan intellectuel ou aisés. Et ceux qui arrivent en queue de peloton, de milieux défavorisés, mal outillés pour stimuler les enfants. « L’école ne permet plus aux enfants qui arrivent à l’école avec un déficit de vocabulaire de rattraper ce retard. C’est déterminant, parce que peu importe ce que tu enseignes, tout passe par les mots. » Elle ne blâme pas les enseignantes du primaire ou du secondaire : « Il y a plus de soutien dans les cégeps pour les élèves qui ont des besoins particuliers qu’au secondaire. »
APPRIVOISER SA LANGUE
Une fois ce constat établi, on peut se demander par où commencer, comment accompagner. Les solutions que proposent Élisabeth et Patricia reposent essentiellement sur un choix de société : la place symbolique qu’on accorde à l’éducation. Il n’est pas question d’insister sur le sentiment d’incompétence, mais plutôt d’aider les élèves à avoir une prise sur le monde : « Souvent, ils ne se sentent pas bien dans cette langue, comme si ce n’était pas leur langue maternelle. Ils s’accablent : “J’ai toujours été poche.” On devrait davantage parler de cette perception. Je dis souvent aux étudiants : “Je ne veux pas te changer, mais te donner accès à un autre registre que tu n’es pas obligé d’adopter en toutes circonstances.” Notre univers passe par la langue, quand on élargit ses connaissances, le vocabulaire s’enrichit. Ça va dans les deux sens », affirme Élisabeth. De plus, tous les efforts convergent vers l’écrit : « Comme tout le monde écrit comme il parle, il faudrait mettre l’accent sur l’oral et faire entendre de bons modèles : Fabrice Luchini, Dany Laferrière, l’épidémiologiste Caroline Quach-Thanh, Élisabeth Vallet, Mathieu Bock-Côté, il a un débit fatigant, mais il a du vocabulaire et peut argumenter. Il faut amener les étudiants à vouloir se dépasser, mais ce n’est pas très valorisé, on est plutôt laxiste et on reproche aux gens de trop bien parler. »
CONSTRUIRE LA MAISON
Pour Patricia, une véritable campagne de valorisation de l’éducation s’impose : « Pas de l’éducation universitaire ou collégiale, de l’éducation point! De l’enrichissement que représente le fait d’avoir de bonnes études : un enfant qui quitte le secondaire pour devenir ouvrier spécialisé sera excellent s’il a une bonne base, meilleure que celui qui sait à peine lire et écrire. » Élisabeth : « Faire de la mécanique et être bon en français n’est pas incompatible. C’est du mépris de considérer que les gens ne sont pas capables. »
Les attentes sont élevées. Pourtant, les cégeps et les universités en font déjà beaucoup. « Le dévouement des profs au collégial est remarquable, indique Patricia, mais le mode de financement par tête de pipe entraîne, par exemple, que pour maintenir un nombre suffisant de cégépiens, on a abaissé les seuils de réussite au secondaire et les conditions d’admission dans les cégeps. Résultat, pour que les élèves suivent, on a dû réduire la matière enseignée. Il faudrait faire disparaître ce biais, permettre le redoublement. L’apprentissage, c’est une maison, si la fondation n’est pas solide, la maison ne tiendra pas debout. »
1. Élisabeth et Patricia ont toutes deux récemment chaussé les souliers tout neufs de la retraite. On leur souhaite bonne route!