
Avec un titre provocateur, l’auteur et philosophe Pierre Madelin donne le ton à son essai d’écologie politique Faut-il en finir avec la civilisation? Écrit en pleine pandémie, que l’on peut interpréter comme l’un des symptômes de l’effondrement, cet essai nous amène à réfléchir au projet politique et à la faisabilité des théories primitivistes qui prônent un retour au mode de vie chasseur-cueilleur pour mettre fin à notre civilisation industrielle destructrice. L’auteur invite le lecteur à mettre profondément en doute ces théories, sans pour autant les discréditer complètement.
Dans la première partie de sa réflexion, Madelin expose les théories primitivistes, pour la plupart assez récentes. Un nombre grandissant d’anthropologues et d’historiens à travers le monde attribuent les crises écologiques actuelles, non pas seulement à l’industrialisation et au capitalisme, mais surtout à la sédentarisation et à la domestication des plantes et des animaux, opérées par les humains lors de la révolution néolithique.
Le chasseur-cueilleur ne connaissait ni faim, ni maladie, ni violence et vivait dans la plus pure harmonie avec la nature et son abondance. Puis il s’établit, commence à cultiver, à élever des animaux. Émerge la notion de stockage, qui, elle, fait naître l’accumulation et l’appropriation des richesses, créant hiérarchie, inégalités et violence. Parallèlement, la dépendance aux monocultures céréalières apparaît, nous menant à une plus grande vulnérabilité aux changements climatiques. Nos corps et notre rapport au temps changent aussi par la mise en place de routines et l’appauvrissement de notre régime alimentaire, créant un affaiblissement général, des troubles musculo-squelettiques, etc. Voici le processus très sensé décrit par des auteurs primitivistes, qui peut aussi être résumé en cette sentence frappante de Madelin : « la soumission de la nature entraîne, comme par mimétisme, la soumission de certains humains ».
Seulement voilà, Madelin cite d’autres auteurs ou chercheurs qui réfutent ces visions de paradis terrestre : il semblerait que la violence entre les clans existait déjà, et que même les inégalités hommes/femmes étaient monnaie courante. « Ainsi, la moindre taille des femmes dans la plupart des sociétés actuelles ne serait pas le fruit d’évolutions et de différences biologiques, mais d’inégalités historiquement datables […] entraînant pour elles malnutrition et vulnérabilité accrue aux maladies. » Choquant, non?!
De nombreuses autres recherches mettent du plomb dans l’aile de ces théories, rendant la lecture de cette première partie absolument fascinante, telle une enquête collaborative préhistorique. Les discussions sont vives, pour la bonne raison qu’on ignore encore beaucoup de cette lointaine période de l’histoire de l’humanité, conclut Madelin.
PROTECTION OU DÉPOSSESSION?
Dans un deuxième temps, l’auteur se questionne sur l’idée de nature sauvage ou de « wilderness » en anglais. Il explique à quel point « les territoires inhabités préservés dans les parcs [aux États-Unis, fin du XIXe siècle] ont inspiré partout dans le monde des politiques de protection de la nature fondées sur la dépossession des populations autochtones. » Il parle même de « réfugiés de la conservation1 » victimes modernes du « fétichisme primitiviste » qui part du précepte que la nature n’est réellement sauvage qu’en l’absence totale de toute trace humaine. Ici, la remise en question du rapport de l’humain occidental avec la nature devient confrontante : l’incohérence des extrémismes et la violence des procédés heurtent le lecteur de plein fouet.
On s’interroge donc sur le racisme de ces politiques comme héritage colonial : outre l’expulsion des populations autochtones, les abords de ces territoires « préservés » se trouvent si transformés par l’exploitation touristique (infrastructures routières et énergétiques, circulation, déchets, etc.) qu’on se demande où se situe la préservation finalement, et les exemples nommés sont simplement révoltants.
La critique que l’auteur fait des théories primitivistes et de la philosophie actuelle de protection de la nature est très pertinente dans un contexte où la recherche de solutions rapides nous pousse parfois aveuglément vers des procédés à l’éthique discutable. L’auteur aborde de nombreux sujets interreliés, ce qui peut parfois embrouiller un peu le lecteur, mais toutes ces avenues appuient néanmoins son propos : la réflexion sur une fin éventuelle de notre civilisation demande une approche globale qui remet en question toutes les sphères de la vie humaine. Loin de la tendance binaire du pour ou contre, Madelin réussit le pari de la bienveillance en regard des mérites du primitivisme, tout en y apportant les nuances nécessaires, freinant ainsi la déculpabilisation des récentes générations capitalistes, et permettant au lecteur d’aller plus loin dans la réflexion sur une nouvelle ère post-industrielle, une écologie plus sociale.
1. Expression tirée de « Parcs ou peuples » de Marcus Colchester