
J’habite depuis 50 ans l’arrondissement Côte-des-Neiges/Notre-Dame-de-Grâce, un quartier de Montréal marqué par une grande diversité linguistique : j’y suis minoritaire.
La résidence familiale est à deux maisons de Westmount. J’y fréquente le YMCA, rue Sherbrooke Ouest. Je ne m’y exprime qu’en français et c’est dans cette langue que l’on me parle.
Je me fais soigner dans les hôpitaux de Côte-des-Neiges. Ils sont anglophones. Mais on m’y soigne en français.
Je fais mes emplettes rue Queen Mary. Je ne me souviens pas d’y avoir parlé anglais. Mais à la fruiterie indienne de ma rue, au nord de l’arrondissement, les caissières m’indiquent spontanément le prix de mon panier en anglais. Leurs clients proviennent manifestement de pays où l’anglais est la langue seconde : l’Inde, le Pakistan, les Caraïbes anglophones, etc. Et je suis un des très rares clients francophones. Aussi, je prends un joyeux plaisir à leur faire répéter le prix en français. Elles s’exécutent avec un grand sourire auquel je réponds en les félicitant. Je ne m’inquiète pas : leurs enfants fréquentent l’école française. Et l’affichage est en français. Comme chez les commerces voisins.
Bref, je suis un Québécois linguistiquement heureux. Mais aussi tenace : je ne parle jamais en anglais à Montréal, sauf, par politesse, avec des anglophones des autres provinces ou d’autres pays. Et je les aborde et les salue en français.
Mon analyse de la situation linguistique me rend aussi confiant et optimiste. D’aucuns sont plus pessimistes. Le fait que les Québécois de langue maternelle française sont déjà minoritaires sur l’île de Montréal les rend anxieux. Forcément. Les allophones de tout pays viennent massivement s’y installer. Et les francophones migrent en banlieue.
Certains sont déçus que la majorité des immigrants parlent encore à la maison leur langue maternelle. Ils voudraient qu’ils s’assimilent au plus vite, qu’ils deviennent de « vrais Québécois ». Ils constatent avec appréhension que le nombre de Québécois de langue maternelle française diminue de recensement en recensement. Cela s’explique : le taux de fécondité est très faible (1,6 enfant). On compte donc sur les immigrants pour combler le déficit démographique.
Le préambule de la Charte de langue française affirme : « Langue distinctive d’un peuple majoritairement francophone, la langue française permet au peuple québécois d’exprimer son identité ». Mais l’identité québécoise d’un immigrant ne vient pas avec le tampon du fonctionnaire à Dorval. L’immigrant rêve longtemps à son pays d’origine. « Dans mon pays… », répètent-ils souvent. Au surplus, ce qui n’aide pas, on invite l’immigrant à se donner une double identité : la canadienne, l’officielle, et la québécoise, la souhaitée. En tension d’ailleurs!
La loi 101 poursuit un but général : « Assurer la qualité et le rayonnement de la langue française ». Et un objectif plus limité, plus concret, mais néanmoins ambitieux : l’Assemblée nationale « est donc résolue à faire du français la langue de l’État et de la Loi aussi bien que la langue normale et habituelle du travail, de l’enseignement, des communications, du commerce et des affaires ».
On s’est donc avant tout assurée de faire du français la langue d’enseignement pour tous, étant saufs les droits de la minorité anglophone. Ici, la loi a largement atteint son objectif spécifique. Aujourd’hui, 85 % des allophones fréquentent l’école française contre 15 % en 1971. Les 15 % restant sont légalement admissibles à l’école anglaise. À Montréal, ils forment maintenant le groupe le plus nombreux (41 %) avant les francophones (40 %) et les anglophones (19 %). Mais l’important — et l’avenir passe par là — est que tous y acquièrent la compétence de s’exprimer en français. Voilà pourquoi 44 ans après l’adoption de la loi 101, dans mon quartier si diversifié, je peux vivre en français de façon largement satisfaisante.
Mais c’est aussi parce qu’entre 2008 et 2017, le Québec a accueilli quelque 374 700 immigrants dont près de 65 % avaient déjà une connaissance du français. Malgré tout, un tiers ignorait notre langue. Aussi, la politique linguistique du Québec doit-elle être améliorée pour permettre à ces derniers de travailler ailleurs que dans les ghettos linguistiques comme dans mon marché de fruits et légumes.
Cela dit, tous les Québécois d’origine canadienne-française n’ont pas perdu leurs réflexes de colonisés hérités de 200 ans de domination anglophone. J’en veux pour preuve cet enjoliveur de motos qui, à Saint-Zéphirin-de-Courval, mon village d’origine francophone à 100 %, a installé son commerce dans l’ancienne église. Et il l’a nommé : Archange custom Cycle !
C’est là une partie importante du problème.