
Depuis un an, après le long silence du règne libéral des Charest et Couillard, l’alarme linguistique retentit enfin. Les sociolinguistes, démographes et autres experts de l’état de la langue française se sont joints aux chroniqueurs des grands quotidiens et aux organismes de défense du français pour sonner le tocsin : le français est désormais menacé même au Québec.
Le réseau collégial francophone n’y échappe pas, ce qui affecte directement des centaines d’enseignants.
LE CAS DU CÉGEP DE LA GASPÉSIE ET
DES ÎLES
En 2015, l’austérité libérale frappe. Dommage collatéral direct : le budget de fonctionnement de nombreux cégeps francophones, comme celui de la Gaspésie et des Îles, plonge dans le rouge. Pour ce seul cégep, les coupes s’élèvent à 2,7 millions de dollars en quatre ans. Pendant ce temps, serein, le réseau anglophone nage dans les surplus1. Forcée de trouver du financement pour alimenter son fonds de roulement, la Direction du cégep entend parler de la manne potentielle du Matrix College, qui tentait alors de s’implanter à Montréal et qui se spécialise dans l’offre de formations en anglais pour une clientèle internationale fortunée. Deal ! L’antenne montréalaise du cégep aura désormais un « Montreal campus », sans accent, dont les candidats à l’embauche devront avoir une « excellente maîtrise de l’anglais écrit et parlé ».
Les frais de scolarité du Montreal Campus, qui recrute principalement en Inde et en Chine, atteignent 15 000 $ par an par tête de pipe. De 30 inscriptions à ses débuts en 2015, il réussit aujourd’hui à attirer de 1500 à 2000 étudiants par année, et la Direction prévoit en accueillir très bientôt 2500. La cagnotte s’élève donc à plus de 30 millions de dollars, dont 40 % versés à Matrix, et 60 % au Groupe Collegia, une entité qui réunit la formation continue de ce cégep et celles de Matane et de Rivière-du-Loup dans cette… joint venture franchement lucrative.
Cette antenne montréalaise du Cégep de la Gaspésie a créé plus de 200 emplois, dont 150 postes d’enseignants. Selon le directeur Roland Auger, « la moitié est composée de francophones bilingues, et l’autre, d’unilingues anglophones ». Tous ces francophones bilingues enseignent donc dans leur langue seconde, ce qui les prive du droit de travailler en français et contribue à angliciser le marché du travail montréalais, en violation flagrante de l’article 4 des droits linguistiques fondamentaux énumérés dans la loi 101.
Qui plus est, comme l’a montré Frédéric Lacroix dans L’Aut’journal2, le français n’est clairement pas la langue d’intégration de ces étudiants. Ils iront grossir le flot des unilingues anglophones de la métropole.
Le Matrix College offre neuf attestations d’études collégiales (AEC) en technologie, en affaires et en éducation à l’enfance. Chaque parcours n’impose que 45 heures de cours de français et de culture québécoise sur un total d’environ 1 200. Devant un premier tollé soulevé l’an dernier en raison du peu de temps consacré au français, le cégep a renforcé les ateliers parascolaires de français et les cours de francisation à distance facultatifs et gratuits, en partenariat avec le Cégep de Rivière-du-Loup. Mince consolation : la Direction affirme également travailler sur l’implantation d’une première AEC en français d’ici la fin de 2021.
S’ANGLICISER POUR « BOOSTER » LES INSCRIPTIONS
La solution mise de l’avant par les directions d’établissements de nombreux autres cégeps francophones consiste désormais à « angliciser l’offre des programmes afin de pallier leur baisse de fréquentation et d’attirer de la clientèle », puisqu’absolument rien ne les en empêche. « De façon surprenante, aucune loi n’encadre la langue d’enseignement des Cégeps3 », nous apprend Marc Chevrier, professeur à l’UQAM, ce qui est en soi un scandale. La Fédération des cégeps a d’ailleurs froidement plaidé en 2013, durant la commission parlementaire sur le projet de loi 14 sur l’avenir du français proposé par le PQ, que « les Cégeps n’ont aucune mission linguistique particulière ». Sachez-le : tous les cégeps francophones pourraient devenir bilingues, voire anglophones si un jour la « demande » le justifiait.
L’entente entre le Matrix College et le Cégep de la Gaspésie est clairement lucrative. En revanche, on peut se demander combien coûtent aux Québécois les programmes et les profils bilingues implantés par les autres cégeps. En fait, on n’a jamais consulté les contribuables québécois pour obtenir leur accord pour financer à même leurs impôts des programmes qui anglicisent des cohortes complètes d’étudiants.
LE PROGRAMME DE TCG DU CÉGEP DE BEAUCE-APPALACHES
Lancé en 2018, le cheminement bilingue du programme de Technique de comptabilité et de gestion (TCG) du Cégep de Beauce-Appalaches attire une quinzaine d’étudiants par cohorte, pour un total d’une cinquantaine, au campus Sainte-Marie-de-Beauce. À son autre campus de Saint-Georges, le programme régulier, lancé en 1990, en attire pour sa part une cinquantaine par année, pour un total de 150.
Ce cégep affirme avoir lancé ce parcours bilingue pour répondre à « un besoin de main-d’œuvre criant et aux demandes répétées du milieu socioéconomique pour une main-d’œuvre bilingue », selon la responsable des communications Karen Montembeault.
Des enseignants du Cégep Champlain St-Lawrence dispensent les 14 cours en anglais du programme. Une tâche à temps plein équivaut à près de quatre cours : on peut déduire que si ces cours étaient donnés en français, trois ou quatre professeurs de plus pourraient travailler à Saint-Georges et, surtout, enseigner dans leur langue maternelle.
Mais non : puisqu’il faut procéder à l’embauche de professeurs anglophones ou bilingues, chaque nouveau programme bilingue ou anglais réduit d’autant les postes d’enseignants francophones. Ce qu’on prend à Pierre on le donne à Jean : plus de cours en anglais donnés par des professeurs de St-Lawrence, c’est moins de cours en français à Saint-Georges ou à Sainte-Marie.
LE COLLÈGE MÉRICI, À QUÉBEC
Depuis 2015, les programmes préuniversitaires de Sciences de la nature, de Sciences humaines et la Technique de comptabilité et gestion sont dispensés avec à peu près la moitié des cours en français et en anglais, que leur site vante comme étant « LA langue universelle ». La plupart des professeurs qui y enseignent sont des francophones là aussi forcés d’y enseigner dans leur langue seconde.
On se doute bien que les exemples se multiplient dans la région de Montréal4, où le français et l’anglais se trouvent en concurrence au niveau postsecondaire et pour ainsi dire carrément livrés à la loi du marché.
Devant ces constats lucides qui indiquent que l’enseignement en français est de plus en plus déclassé sur son propre terrain, un coup de barre s’impose. Ce coup de barre, ce serait l’extension de la clause scolaire de la loi 101 au niveau collégial. Le ministre Simon Jolin-Barrette saura-t-il faire sauter le verrou que François Legault a mis sur cette question? L’avenir le dira, mais si l’occasion est une fois de plus ratée, on peut douter des chances de faire du français la langue commune des Québécois, surtout sur l’île de Montréal.
1. Frédéric Lacroix livre une excellente analyse de cette question dans Pourquoi la loi 101 est un échec, publié chez Boréal.
2. Frédéric Lacroix, « Collégial anglais à Montréal : rien ne va plus ! », L’Aut’journal, 31 janvier 2020.
3. Marc Chevrier, « La langue invisible. Le confinement du français dans l’enseignement supérieur au Québec », Argument, Exclusivité Web 2020.
4. Lire la lettre ouverte « Redonnons de l’oxygène aux cégeps français », signée par une quarantaine d’entre eux, Le journal de Montréal, 25 novembre 2020.