Il n’y a pas de petite lutte : c’est ce que se sont dits les citoyens du village de Ripon, en Outaouais, lorsqu’ils ont entrepris de sauver leur guichet, fin 2017. Desjardins considérait qu’il était peu utilisé et coûtait trop cher à maintenir, un argument répété dans des dizaines de petites municipalités au Québec.
Trois ans plus tard, Vincent Ouellette-Destroismaisons publie Une histoire à guichet fermé (M Éditeur), un livre retraçant ce mouvement de contestation qui s’est emballé. « On passait dans les médias presque toutes les semaines », se souvient celui qui faisait alors partie des protestataires.
Alors président du marché public, ce jeune trentenaire connaissait l’importance que la machine jouait dans la communauté, puisqu’il voyait les clients retirer de l’argent pour payer leurs achats. « Les commerces allaient aussi faire leurs dépôts. Ça leur permettait de garder moins d’argent dans le magasin, et d’éviter d’en trimballer. »
Mais cela n’aurait pas valu la peine d’écrire un bouquin juste pour parler de Ripon, un patelin de 1500 habitants que presque personne ne sait placer sur une carte, ajoute-t-il. Alors il a noué des contacts partout à travers le Québec, pour essayer de comprendre ce qui arrive au Mouvement Desjardins et à son vieil idéal coopératif. Sa conclusion : ce qui s’est passé à Ripon est en fait la destinée de tous les villages en région.
Démocratie cadenassée
Les 140 pages du livre sont un mélange de récit d’expérience militante (avec ses bons coups et ses erreurs) et d’enquête sur la coopérative qui est derrière l’hexagone vert que tout Québécois reconnait immédiatement. Le résultat n’est pas flatteur pour Desjardins, accusé de s’éloigner de son rôle communautaire pour penser profit d’abord.
C’est la perversion du fonctionnement démocratique de l’institution qui choque le plus Vincent Ouellette-Destroismaisons. « Les décisions sont de plus en plus centralisées, ce n’est qu’une façade de démocratie », assène-t-il. Dans les assemblées annuelles, le public vote machinalement pour avaliser des décisions prises à l’interne, et malheur à qui viendrait troubler ce train-train. L’auteur l’a lui-même l’a constaté à deux reprises.
D’abord, lors d’une assemblée générale extraordinaire (AGE) convoquée par une pétition, les 300 membres de Ripon présents n’ont pas été autorisés à voter pour empêcher le retrait du guichet, cette décision relevant du conseil d’administration.
Les militants pro-guichet se sont donc présentés à l’assemblée générale annuelle de la Caisse de la Petite-Nation, dans le village voisin de Saint-André-Avellin, dans le but de faire élire des leurs au CA. Mais la caisse a riposté : ses employés étaient tous présents, ainsi que des membres de leur famille et d’autres personnes spécifiquement invitées par téléphone pour faire barrage aux insoumis de Ripon. Ces derniers n’ont pu faire élire qu’un administrateur, bien insuffisant pour peser dans les décisions du CA.
Desjardins est donc une démocratie cadenassée, selon M. Ouellette-Destroismaisons : les membres sont invités à s’impliquer, mais pas trop : « On se rend compte que lorsqu’il y a une contestation, c’est le haut [les cadres] qui prend le contrôle ». La preuve : lorsqu’une AGE a été organisée à Ripon, c’est le premier vice-président du réseau des caisses Desjardins qui a fait une entrevue avec le téléjournal régional, et non un représentant de la caisse locale.
Vague de coupures et de fusions
En 2019, Desjardins a supprimé 268 guichets et 86 centres de services. La disparition totale des guichets est prévue pour 2028. Face à ces décisions d’entreprise, le petit épargnant n’a pas grand pouvoir : de tous les opposants aux fermetures que Vincent-Ouellette-Destroismaisons a contactés aux quatre coins du Québec, aucun n’a réussi à faire plier Desjardins.
La concentration opérée par la coopérative a de vraies implications sur le développement des localités rurales, pense le militant de Ripon. « Dans les années 1990, il y avait une caisse propre à Ripon, les administrateurs étaient faciles à rejoindre. Elle générait de moins gros montants, mais tout était redistribué dans la communauté. Avec la nouvelle caisse, on est rendus à 12 000 membres sur un territoire énorme. Alors les gens se désintéressent et la machine Desjardins prend le contrôle. » ¸
Déconnecté de ses membres, Desjardins ressemble de plus en plus aux autres banques, dit celui qui est aussi enseignant. Ce reproche est souvent entendu, à tel point qu’un terme est de plus en plus souvent accolé à l’institution créé par l’Alphonse éponyme en 1900 : « bancarisation ».
Reprendre le contrôle
L’auteur d’Une histoire à guichet fermé veut rester positif : s’il a mené cette lutte et écrit ce livre, c’est parce qu’il croit en l’idéal coopératif et que celui-ci n’est pas encore tout à fait mort. « J’aime nuancer mes propos : il est important de rappeler que Desjardins donne beaucoup plus d’argent dans son milieu que les banques. Notre petite caisse de 12 000 membres investit un demi-million tous les cinq ans dans le développement régional. »
Selon lui, la posture de client qu’adoptent de nombreux membres, qu’il s’agisse d’individus ou d’institutions, contribue aussi à la bancarisation de Desjardins. Plutôt que de toujours exiger des meilleurs rendements, les membres devraient jouer leur rôle, à savoir participer aux assemblées et rester vigilants face aux orientations que prend la caisse.
« Tout est disponible pour reprendre un contrôle et retrouver les valeurs coopératives », conclut Vincent Ouellette-Destroismaisons. Quelque part au ciel, Alphonse Desjardins doit acquiescer.