
Routes désertes, aucun piéton dans les rues… Dimanche soir, Le Mouton Noir a pu constater l’ambiance surréelle du couvre-feu au Bas-Saint-Laurent, où quelques lumières de Noël encore présentes sur des maisons apportaient une étrange pointe de festivité à un paysage mort.
Au centre-ville de Rimouski, de rares voitures passaient encore aux alentours de 20 h 30. Puis, plus rien : il nous a fallu rouler jusqu’à Luceville avant de croiser un autre véhicule. Aucun piéton nulle part, avec ou sans chien. Alors qu’une présence policière importante était annoncée partout au Québec, nous n’avons croisé aucune auto-patrouille lors de l’heure que nous avons passée sur les routes.
À vrai dire, la situation n’était guère différente d’un dimanche soir de 2020. Depuis que les bars et les restaurants sont fermés, il n’y a de toute manière plus grand-chose à faire dehors. En parcourant les rues abandonnées des villes et villages du Bas-Saint-Laurent, on ne peut que se demander si ce couvre-feu changera quoi que ce soit à la situation pandémique.
Mercredi 6 janvier, le docteur Horacio Arruda n’avait pas de réponse à cette question, parlant plutôt d’une « mesure cumulative » avec les autres déjà prises. En plus de diminuer encore un peu plus les contacts, « le couvre-feu passe un signal », affirmait-il en point de presse.
Une déclaration qui fait bondir le professeur de physique de l’Université de Montréal Normand Mousseau, qui a récemment signé le livre Pandémie, quand la raison tombe malade (Boréal) : « Je ne suis pas un avocat, mais je trouve que brimer des droits fondamentaux pour annoncer un symbole, c’est difficilement justifiable. »
Beaucoup de répression, peu de questions
Il serait surprenant qu’un promeneur nocturne de Sainte-Luce-sur-Mer ou de Saint-Anaclet participe à la propagation du virus. Mais c’est surtout l’aspect inique du couvre-feu qui dérange le physicien : les personnes en situation de pauvreté, qui vivent dans des appartements sans balcon des centres-villes, auront bien plus de chances de se faire verbaliser lorsqu’elles sortent griller une cigarette que les habitants des banlieues cossues, qui ont accès à d’immenses cours. Quant aux itinérants, on leur dit de chercher un refuge. « C’est très symptomatique de la manière dont ce gouvernement ne se préoccupe pas des plus démunis », assène M. Mousseau.
« Comment la police va-t-elle faire respecter le couvre-feu sur un territoire aussi immense que celui du Bas-Saint-Laurent? », demandait-on à l’antenne locale de Radio-Canada la semaine dernière. La question est évidemment rhétorique : il est impossible de quadriller les rues de Saint-Marcellin en même temps que celle d’Esprit-Saint et de Rimouski, car il n’y a pas assez de policiers pour cela. C’est pour cette raison que l’amende est aussi élevée (au moins 1500 $ une fois les frais inclus), pense Normand Mousseau : « Quand on ramassera quelqu’un, cette personne paiera pour toutes les autres. D’un point de vue démocratique, c’est extrêmement dérangeant. »
On pouvait d’ailleurs sentir une certaine tension sur les routes hier soir : sur un rang où la limite de vitesse est habituellement ignorée par les automobilistes, une voiture nous suivait de très loin sans oser se rapprocher. Pendant le couvre-feu plus qu’à tout autre moment, personne ne veut croiser la police. Et ce sera encore plus le cas dans les quartiers populaires, où vivent bien des travailleurs essentiels qui devront continuer de sortir la nuit pour se rendre au boulot.
Puisque les médias sont surtout intéressés par les détails techniques du couvre-feu, on entend bien peu de gens questionner la pertinence d’une mesure imposée à l’ensemble du Québec alors que ce 11 janvier, on ne compte que sept nouveaux cas et deux hospitalisations au Bas-Saint-Laurent. François Legault a passé bien vite sur le sujet mercredi dernier, expliquant que « quand on regarde les capacités hospitalières, on considère qu’il y du risque dans toutes les régions ».
Un si fragile système de santé
« On fait payer à la population l’incapacité du gouvernement à agir là où il a des capacités », répond Normand Mousseau qui regrette que rien n’ait vraiment été fait dans les derniers mois pour améliorer le système de santé en prévision de cette vague hivernale que tout le monde voyait venir. Résultat, celui-ci craque. « Mes collègues en santé publique et en épidémiologie font preuve d’un manque d’imagination abyssal, ajoute le professeur. La seule chose qu’ils disent, c’est qu’il faut enfermer tout le monde. »
Le confinement permet bien sûr d’enrayer la contamination, mais cela se fait à fort prix : la santé mentale de la population en prend un coup, bien des petits commerces ne survivront pas alors qu’ils ne sont pas responsables de la propagation du virus, et des cas de violence conjugale sont à redouter, entre autres.
Par contre, rien ne nous assure que le couvre-feu fonctionnera. Nous sommes condamnés à espérer que ce sera le cas, sans y croire vraiment. Car si ça rate, les mesures sanitaires seront encore renforcées.
« Depuis trois mois, on s’enfonce dans des mesures de plus en plus dures, qui ne livrent pas la marchandise, et on ne se demande pas pourquoi, soupire Normand Mousseau. On est enfermés dans une pensée de confinement et de restrictions. On n’a jamais expliqué aux citoyens comment recevoir leurs amis de manière responsable, on a préféré l’interdire. »
Certains répondront assurément que « les gens n’écoutent pas les consignes ». Reste qu’avec ses rares éclosions rapidement maîtrisées, le Bas-Saint-Laurent ne méritait certainement pas ce couvre-feu.