Le blogue du rédac

Les séquelles d’une Bande de colons

Par Fred Dubé le 2020/11
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Le blogue du rédac

Les séquelles d’une Bande de colons

Par Fred Dubé le 2020/11

Les colons du Canada d’hier sont aujourd’hui devenus un « agrégat de travailleurs-consommateurs soucieux de défendre leur pouvoir d’achat ». Tel est un des constats historiques, sans mépris mais lucides, que développe Alain Deneault dans son excellent dernier livre Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe. Pour nous éclairer cette conscience, Deneault met en scène trois figures historiques : colonisateur – colon – colonisé. On s’imagine bien les colonisateurs (les possédants telle la famille Irving) et les colonisés (les peuples autochtones), mais qui sont ces colons? On pourrait dire qu’ils sont le trait d’union, un entre les deux, le pont cutané reliant le trou de balle à la bourse, la main-d’œuvre cheap de l’entreprise coloniale, les sujets politiques d’une histoire de colons qui accouchera de la classe moyenne contemporaine. Bref, c’est moi.

Je quitte le livre d’Alain et me demande : comment faire gober à des humains un club sandwich colonial de la sorte? Un esprit de colon, ça se bâtit. C’est ce que s’évertue à faire encore aujourd’hui, par exemple, un Gérald Fillion et ses entretiens avec nos patrons capitalistes que l’économiste qualifie « d’inspirants ». Ainsi, l’émission Vocation : leader, en ondes sur ICI RDI et par la suite transformée en livre, a pour mission de nous faire découvrir « des carrières exceptionnelles jalonnées de grandes décisions comme de grands sacrifices, mais aussi des histoires humaines dont Gérald Fillion met en lumière les éléments les plus inspirants à partir de grandes thématiques : le pouvoir, l’argent, les modèles, l’exigence, le succès… Comment ces décideurs ont-ils atteint l’excellence? Quelles sont les clés de leur réussite? Comment se forge le leadership? » Pour que le colon de classe moyenne accepte son sort, ses dettes et sa dépression nerveuse, il faut des histoires romanesques et des idoles à l’image de possédants « inspirants ».

Dans son ouvrage, Alain Deneault dresse le portrait du leader Charles Robin. Ce commerçant bien réseauté et détenteur d’actifs s’impose à la fin du 18e siècle dans la baie des Chaleurs. C’est en endettant les pêcheurs acadiens, en leur créditant le matériel nécessaire, que Charles Robin les mobilise. « Une fois pris au piège du crédit, les pêcheurs se révélaient presque incapables d’acquitter leurs dettes, et Robin était assuré d’une main-d’œuvre stable. » Aujourd’hui, on qualifierait ce Robin de fleuron québécois et d’entrepreneur inspirant. Dans une entrevue humaine et chaleureuse, Gérald Larbin Fillion chanterait ses louanges en matière de réussite et de leadership. Ce qui n’est pas sans rappeler une autre émission de leaders : Dans l’oeil du dragon, honteusement diffusée à la télé d’État. On y voit une bande de colons quêtant les possédants du capital pour s’endetter envers eux et ainsi leur offrir cerveaux, forces de travail et âmes en échange d’un petit investissement pécuniaire.

Pis on vote pour eux. Qu’est-ce que la CAQ, sinon une classe politico-affairiste, des culs-terreux de la finance aux commandes de l’État néolibéral administrant une bande de colons au service de cette entreprise. Alain Deneault exprime bien ce phénomène du colon colonisé devenu colonisateur par la force du Québec Inc. : « Ainsi, au titre d’un patriotisme économique qui a fait même la fierté de la communauté de langue française, on a vu se déployer depuis quelques décennies dans le Nord québécois ainsi que dans les pays de l’hémisphère sud des sociétés québécoises de génie industriel, d’exploration minière, de transport aérien comme ferroviaire et d’hydroélectricité, sur un mode impérialiste qui n’a rien à envier à celui que le Québec a connu historiquement. »

Pour Alain Deneault, les colonisés restent les peuples des Premières Nations. On les a considérés comme des partenaires jetables, ensuite comme des monstres sauvages, et finalement comme des enfants alcooliques. Alors ne reste que ce sentiment de déchirement face au doux génocide silencieux des Autochtones qui s’éteignent comme une berceuse lorsque les yeux se ferment. Le colon tourmenté d’hier à aujourd’hui se confessera : « Je suis responsable, mais c’est pas de ma faute! » C’est ce qu’exprime le sociologue Charles Wright Mills quand il écrit à propos de la classe moyenne : « Ils sont divisés à l’intérieur, à l’extérieur, dominés par des forces qui les dépassent. » C’est moi. Peut-être que cette fausse position politique de centriste nous définit bien après tout? On n’habite pas un pays, mais une province située dans un comptoir colonial appelé Canada, et nous sommes un peu colonisés et un peu colonisateurs, mais surtout entre les deux : des colons. Heureusement, les temps changent, parce qu’aujourd’hui, on est de pauvres colons de classe moyenne progressistes qui ont une chance de s’en sortir à condition de gagner le gros lot.

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