
En début de semaine, les MRC de Témiscouata, de Kamouraska et de Rivière-du-Loup ont manifesté leur appui au projet Laurentia, un terminal en eaux profondes qui serait construit à Québec et pourrait accueillir des cargos géants. Une position qui étonne, tant elle semble aux antipodes des messages en faveur de l’achat local et de l’autonomie alimentaire (mais aussi énergétique et manufacturière) martelés par les élus bas-laurentiens ces derniers mois.
« J’encourage les gens de la région à acheter chez nous, afin de supporter nos commerçants et profiter des richesses de notre beau milieu de vie », disait la préfète de la MRC du Témiscouata Guylaine Sirois en mai. Lundi 9 novembre, cette même Mme Sirois participait à une conférence de presse virtuelle en compagnie du PDG du port de Québec pour faire connaître son appui (et celui des 19 municipalités du Témiscouata) au projet Laurentia.
Mardi, sur les ondes de Radio-Canada, la préfète a expliqué pourquoi elle a fait cette sortie : « On a déjà plein de beaux produits, on a de belles ressources qui ne demandent qu’à être exploitées, cependant il faut trouver des marchés. Et quand on regarde toutes les possibilités que nous apporte le projet Laurentia, c’est de permettre, entre autres au niveau acéricole, d’exporter toute la production qu’on a. »
En d’autres termes : il faut consommer local ici, mais il ne faudrait pas que les autres fassent la même chose chez eux, car on veut leur exporter du sirop, mais aussi des ardoises et du papier. C’est ce qu’on appelle vouloir le beurre et l’argent du beurre (d’érable).
Retour à l’anormal
La déclaration printanière de Mme Sirois s’inscrivait dans une prise de conscience généralisée de l’insoutenabilité des longues chaînes d’approvisionnement qu’implique la mondialisation des échanges commerciaux : face aux pénuries de masques et de matériel médical, face aux craintes d’effondrement du système agroalimentaire, et face à la disparition subite de marchés d’exportation, le discours public se réorientait presque instantanément vers un nouvel impératif. Il fallait favoriser les circuits courts, qui sont de plus une arme efficace dans la lutte face aux changements climatiques, menace bien plus grave que la pandémie.
Depuis, le Bas-Saint-Laurent s’est démarqué par des initiatives allant dans ce sens. Lorsque la ministre responsable de la région a demandé aux élus et aux acteurs économiques bas-laurentiens de lui faire des propositions pour la relance post-covid, la mise en place d’un réseau de production agroalimentaire (incluant des serres) à l’échelle de la région s’est hissée parmi les priorités. On peut également citer l’initiative de la FabRégion, qui vise à atteindre 50% d’autonomie dans les domaines de l’énergie, de l’alimentation et des biens manufacturés à l’horizon 2054.
Alors que la deuxième vague de covid-19 frappe la planète, ces belles intentions se retrouvent donc noyées dans le retour brutal du business as usual. Ce retournement de veste n’est d’ailleurs pas propre Bas-Saint-Laurent : le même gouvernement caquiste qui a lancé le Panier bleu pour favoriser l’achat local et qui parle sans cesse d’autonomie alimentaire est aujourd’hui le plus grand défenseur du projet Laurentia. La vice-première ministre a elle-même pris la plume pour défendre ce chantier de 775 millions $ dans le Journal de Montréal.
La préfète Sirois a certainement raison de dire que les producteurs de sirop d’érable (qui sont 300 au Témiscouata) vont tirer profit du futur terminal de conteneurs. À l’échelle du Québec, il y a 7000 entreprises acéricoles, qui contribuent à hauteur de 800 millions de dollars au PIB canadien. Cette somme est toutefois infinitésimale quand on la compare à la valeur du commerce des marchandises, qui atteignait près de 20 000 milliards $US en 2018… Le transport maritime prend en charge plus de 80% du volume de ce commerce, selon le professeur invité de HEC Montréal, Alain Dubuc, qui a signé une analyse des enjeux économiques du projet Laurentia.
Hausse des exportations… et des importations
Surtout, l’étude de M. Dubuc rappelle un élément important : les bateaux qui partiront avec le précieux liquide sucré à bord ne seront pas arrivés vides. « Les activités maritimes s’exercent dans les deux sens. […] Les installations portuaires ont également pour rôle d’accueillir des marchandises provenant d’autres pays. Une installation comme le terminal de conteneurs Laurentia facilitera aussi les importations et donc, en principe, contribuera à des flux potentiellement négatifs pour l’économie québécoise. »
Cela n’inquiète pas le très libéral Alain Dubuc, qui explique que « le recours accru au commerce mondial […] reposait sur une conception du développement économique […] qui consiste à croire qu’il est préférable de recourir aux marchés étrangers pour se procurer des biens et des services pour lesquels d’autres pays sont plus efficients que nous, et de produire pour les pays étrangers dans les domaines où c’est nous qui détenons des avantages comparatifs. »
Bref, on continue à produire du porc et du sirop d’érable pour l’exportation, puisque le Québec performe dans ces domaines. Les autres secteurs, quant à eux, seront victimes d’une concurrence internationale accrue, mais on n’en parlera pas au moment de prendre position pour Laurentia.
La rhétorique rappelle celle du maire de Rimouski qui, quand vient le temps de défendre la venue d’un Costco, explique que cela va profiter à un magasin de rasoirs, parce que le géant américain offre un moins bon choix dans ce secteur précis. En mettant les pleins feux sur un petit gagnant d’une situation, on laisse dans l’ombre les dizaines de perdants que sont les petits commerces, en ville ou à la campagne, qui vont souffrir durement.
Avant de se lancer dans un projet de 775 millions $ qui va faire doubler le nombre de conteneurs sur le Saint-Laurent, participant doublement à la hausse des émissions de gaz à effet de serre (par le carburant brûlé par les bateaux, et l’accroissement de la production nécessaire pour les remplir), il serait intéressant de regarder le portrait d’ensemble…