
Il y a 50 ans, le 22 septembre 1970, 3000 personnes se retrouvaient dans l’église de Sainte-Paule pour protester contre la fermeture annoncée de leurs villages. Deux autres Opérations Dignité suivront en 1971, à Esprit-Saint et aux Méchins. Le Mouton Noir propose une série de trois textes pour voir ce qu’il reste de cette mobilisation historique.
Les Opérations Dignité ont été un événement marquant de l’histoire du Bas-Saint-Laurent et de la Gaspésie. Tout part pourtant d’une bonne intention : en 1963, le Bureau d’aménagement de l’Est du Québec (BAEQ) est créé afin d’aider ces deux régions, alors les plus pauvres de la province, à rattraper leur retard économique.
En effet, dans l’arrière-pays, la colonisation lancée dans les années 1930 afin d’implanter l’agriculture ne donne pas de bons résultats. Le BAEQ propose une vision bien différente de l’occupation du territoire : l’heure est aux pôles régionaux qui doivent s’industrialiser. Il n’y a plus de place pour les villages éloignés, et 81 d’entre eux sont invités à disparaître. On connait la suite : la mobilisation menée par trois curés fait capoter ce projet.
À Esprit-Saint, où 6000 personnes se sont réunies pour la deuxième Opération Dignité en août 1971, le Centre de mise en valeur des Opérations Dignité raconte depuis 2009 cette aventure populaire sous la forme d’un spectacle multimédia. La visite est passionnante, mais le coordonnateur Martin Gagnon admet que le succès n’est plus au rendez-vous : « Quand tous les gens du coin sont venus voir au moins une fois ou deux, ils ne reviennent plus. Quelques écoles sont venues, mais le coût de transport en autobus est un peu élevé. Aujourd’hui, on reçoit surtout des groupes organisés d’universitaires ou de collégiens. »
À l’été 2019, le Centre était ouvert tous les jours, mais il arrivait que ce ne soit que pour un seul visiteur. Cette année, c’était seulement sur rendez-vous, pour quatre visiteurs minimum à la fois.
Une exposition itinérante et interactive
Martin Gagnon en est arrivé à la conclusion qu’il est nécessaire de faire évoluer la formule afin de continuer à exercer le « devoir de mémoire » envers ceux qui ont été déplacés, ou qui ont résisté pour ne pas l’être. C’est pourquoi le Centre de mise en valeur des Opérations Dignité travaille à mettre en place une nouvelle formule itinérante : le documentaire diffusé en ce moment dans le local d’Esprit-Saint serait adapté pour être projeté sur un écran principal et deux écrans latéraux, et pourrait ainsi être amené dans tout endroit qui en fait la demande, que ce soit une école ou un centre de personnes âgées.
Le projet a déjà obtenu un peu d’argent de la MRC de Rimouski-Neigette. S’il parvient à boucler son financement (et lorsque les mesures sanitaires le permettront), Martin Gagnon aimerait partir en priorité dans les villages qui ont été ciblés pour fermeture. « On voudrait inclure une partie conférence avec les gens du milieu. On leur demandera d’amener les photos et documents qu’ils ont gardés, qu’on va numériser pour en faire une banque d’informations accessible à tous. »
Également étudiant au doctorat en développement régional à l’UQAR, M. Gagnon en profiterait ainsi pour continuer de documenter chacune des communautés. À terme, il voudrait écrire une collection de livres sur les Opérations Dignité, et a déjà quatre volumes en tête. Il ne veut pas « chercher de coupables » mais rendre hommage, dans un premier livre, à la vingtaine de villages qui ont été fermés malgré tout.
Des livres pour se souvenir et analyser
« Il faut expliquer pourquoi ces villages étaient dans une situation de pauvreté, parce qu’à l’époque, cela n’a pas été fait : on leur disait que ce n’était pas viable de vivre là, point. » L’épopée des pionniers des plateaux est bien plus complexe : ils disposaient d’un billet de location qu’ils pouvaient transformer en titre de propriété s’ils défrichaient deux hectares par an pendant cinq ans.
Mais le prix qu’ils recevaient pour leur bois était trop faible pour nourrir leurs familles, alors beaucoup préféraient aller travailler à salaire sur des chantiers forestiers et n’avaient pas le temps de s’occuper de leurs deux hectares… Plus des deux tiers n’ont jamais obtenu leur titre de propriété. Sans ce précieux sésame, impossible d’obtenir un prêt de la banque pour s’acheter un tracteur, par exemple. Les villages de l’intérieur des terres accusaient donc un sous-développement par rapport à ceux de la côte, colonisée cent ans plus tôt.
Venus de toutes les régions du Québec, les colons arrivés dans les années 1930 ne disposaient pas non plus d’un grand réseau de connaissances. « Des gens des colonies passaient au feu et personne n’allait les aider à reconstruire, explique Martin Gagnon en citant des lectures qu’il a faites. Ce que tu n’aurais jamais vu dans un village du rivage. »
Par la suite, le doctorant voudrait écrire un tome sur les Opérations Dignité en tant que telles, et les mouvements populaires qui ont suivi. Puis un livre sur le bilan du BAEQ, qui n’a jamais été dressé : face à la mobilisation populaire et à la situation générale des années 1970, marquée par de grands changements sociaux au Québec, les fonctionnaires concernés par ce projet d’aménagement ont été mutés dans d’autres ministères.
Pourtant, M. Gagnon soutient qu’il y avait beaucoup de bonnes idées dans ce plan, qui ont été éclipsées par le projet maladroit de rayer des localités de la carte. « Il faut faire l’analyse : on avait promis qu’on allait faire telle chose, est-ce que ça a été fait, oui ou non? Est-ce que les promesses d’investissement dans la région ont été respectées? Ça fait plusieurs années que je suis sur ça. » Et il va y rester pendant un bon moment encore…