Le blogue du rédac

Comment les Opérations Dignité ont changé la forêt

Par Rémy Bourdillon le 2020/09
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Comment les Opérations Dignité ont changé la forêt

Par Rémy Bourdillon le 2020/09


Il y a 50 ans, le 22 septembre 1970, 3000 personnes se retrouvaient dans l’église de Sainte-Paule pour protester contre la fermeture annoncée de leurs villages. Deux autres Opérations Dignité suivront en 1971, à Esprit-Saint et aux Méchins.
Le Mouton Noir propose une série de trois textes pour voir ce qu’il reste de cette mobilisation historique.

En août 1971, Jean-Maurice Lechasseur est allé assister à la deuxième Opération Dignité à Esprit-Saint. Cela faisait à peine un an qu’il vivait à Saint-Charles-Garnier, un village menacé de fermeture, car l’agriculture s’y portait mal et la jeunesse s’en allait. « C’était des milieux difficiles à cultiver, plein de roches », se souvient M. Lechasseur. Marqué par ce grand rassemblement de 6000 personnes, il n’a par la suite jamais cessé de s’impliquer dans l’éternelle lutte pour faire vivre les milieux ruraux.

À Esprit-Saint, un slogan s’impose : « On veut aménager, pas déménager », référence à l’aménagement forestier. « Les gens se sont pris en main et ont proposé des solutions », explique la directrice du Département sociétés, territoires et développement de l’UQAR, Nathalie Lewis.

Parmi eux, se trouve un certain Léonard Otis, qui a une vision très sensée mais pourtant révolutionnaire de l’aménagement forestier à cette époque de coupes à blanc : son idéal, c’est une « ferme forestière » dans laquelle le producteur jardine sa forêt, entretient une ressource renouvelable qui le fera vivre toute sa vie. « Ne pas penser juste à la ressource ligneuse, mais à la forêt dans toute sa diversité, et à un projet de vie qui peut s’y développer, résume Mme Lewis. C’est la façon de faire qui est aujourd’hui préconisée par les écologues forestiers. » 

« J’ai profondément cru à ce modèle, appuie Jean-Maurice Lechasseur. Ce qu’on souhaitait, c’est que les gens puissent acquérir des lots, habiter le milieu, vivre de la ressource. » Cela a bien marché dans son cas : son exploitation est prospère, il l’a enrichie d’une érablière et à 74 ans, il s’apprête à la transférer à son fils. « Pour moi, c’est de l’agriculture, mais axée vers la forêt. »

Projets individuels, outils collectifs

Les fermes forestières ont pu être mises en place grâce à l’aide du Fonds de recherche de l’Université Laval, souligne M. Lechasseur. Mais s’il s’agit d’un projet individuel, les producteurs comprennent rapidement qu’ils ont tout intérêt à unir leurs forces afin de partager de l’équipement et des connaissances, mais aussi pour négocier le meilleur prix de vente possible avec les acheteurs et ainsi « être compétitifs sur les marchés avec des gros joueurs qui exploitent la forêt publique », selon Nathalie Lewis. C’est ainsi que les organismes de gestion en commun (OGC) voient le jour. « Vers 1972 ou 1973, dit le propriétaire forestier. On les appelait les sociétés, dans le temps. »

« Les mécanismes de mise en marché du bois n’existaient pas pour la forêt privée, rappelle Maude Flamand-Hubert, professeure adjointe au Département des sciences du bois et de la forêt à l’Université Laval. Les propriétaires pouvaient vendre du bois aux usines, mais ils devaient s’organiser eux-mêmes pour bûcher, faire transporter, négocier avec des acheteurs. » 

Pour remédier à cette situation, les OGC s’inspirent de formes associatives qui existent alors déjà, comme les syndicats agricoles qui ont adopté des plans conjoints pour organiser la mise en marché. « À l’époque, dans les années 1970, la directive était très claire auprès des fonctionnaires, mentionne Mme Flamand-Hubert : il fallait miser sur les forces des communautés. Ils les ont donc laissées se regrouper par affinité plutôt que par des découpages préétablis administratifs. Leur structure initiale est rudimentaire : « une secrétaire, une dactylo », dit la professeure.

« On voulait que ces organisations deviennent autonomes et que le modèle puisse être reproduit à l’échelle du Québec, poursuit-elle. On avait compris que les propriétaires forestiers et agricoles n’étaient pas les mêmes en Montérégie et en Gaspésie. » Rapidement, le concept d’OGC va s’étendre à d’autres régions, devenant l’un des héritages les plus marquants des Opérations Dignité. Aujourd’hui encore, on les connait sous le nom général de groupements forestiers, mais on va les appeler société d’aménagement des ressources ici, entreprise agricole et forestière là…

Un très bel exemple de décentralisation, mais le succès a-t-il été à la hauteur? Même s’il continue d’y croire, Jean-Maurice Lechasseur constate avec tristesse que Saint-Charles-Garnier ne cesse de se dévitaliser : l’école a fermé, il reste moins de 250 habitants contre 700 il y a 50 ans. S’il a bien vécu de la ressource forestière, il regrette une certaine déconnexion entre lieu de travail et lieu de vie qui va à l’encontre de l’esprit de la ferme forestière. « Les gens sont devenus propriétaires des boisés sans pour autant habiter le milieu. L’exode continue. » 

« Dans le haut pays, la population vieillit à vitesse grand V », appuie Nathalie Lewis. Mais elle voit au moins un autre héritage des Opérations Dignité qui pourrait participer à la survie des zones rurales : « La tradition de mobilisation est entrée dans l’ADN de l’Est-du-Québec, autant dans les villes que dans les campagnes. On l’a vu avec les éoliennes : quand on n’est pas d’accord, on le dit et on manifeste. »

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