
Ce moment que je n’oublierai jamais…
Lors de la clôture de la MARCHE PACIFIQUE POUR L’ÉGALITÉ DE TOUS ET TOUTES ET CONTRE LES DISCRIMINATIONS RACIALES tenue le 7 juin 2020 à RIMOUSKI, monsieur Jean Kabuta, professeur retraité d’origine congolaise, déclame ce magnifique poème, I CAN’T BREATHE, au milieu d’une assemblée attentive.
Soudainement, mouvement de foule. Des jeunes, femmes et hommes, descendent rapidement de la petite colline où ils étaient postés, s’approchent de la scène et posent un genou à terre en levant le poing vers le ciel. Ils sont face au poète, solennels, graves, émus.
Ils reçoivent, entendent et répondent en direct à l’appel à la noblesse de toutes et de tous, lancé dans ce texte .
Ce geste saisit la foule, le silence et la présence se font plus denses, et nous sommes plongés, tous ensemble, quelques secondes, dans cette noblesse commune d’une humanité partagée.
Merci infiniment Monsieur Kabuta pour cette offrande.
Vous avez été entendu.
Diane Léger
Les scientifiques familiers des mystères disent à juste raison :
L’humain est un gratte-ciel construit pendant neuf mois
À partir d’une seule brique qui se divise
Chaque nouvelle brique fabriquant les matériaux
Indispensables à la suite des travaux
Depuis les tonnes de béton d’acier et de bois
Jusqu’à la plomberie aux tuiles et au carrelage
Depuis les châssis jusqu’à l’énergie au mobilier
À la sécurité et à l’équipement informatique
Issu de la rencontre d’un ovule avec un spermatozoïde
Je suis corps d’eau et d’os de sang et de muscles
Je suis esprit et âme Je suis émanation d’un Réel métissé
Être aux besoins variés être aux promesses insoupçonnées
J’aspire à l’envol je rêve de grande santé et d’absolu
Je suis aussi wayne bibi le noyau adamantin
Noyau de résistance source de dignité
Noyau inaliénable Je suis Celui-qui-refuse-la-servitude
Celui-qui-refuse-de-ramper Celui-qui-revendique-sa-place-au-soleil
Ce joyau ultime étincelant ne vaut pas dix mille dollars
Ni cent mille ni un million ni cent milliards de dollars
NON ma vie n’a pas de prix ! Rien ne contrebalance ma vie valeur suprême
Comme toute vie humaine quelle qu’elle soit !
Toute la complexité toute la dynamique présentes dans l’unité primordiale simple
Comment ne pas s’émerveiller ? Comment ne pas soupçonner là-dessous
Une volonté un projet une Présence ? Comment ne pas dire merci ?
Mon histoire biologique est à la fois longue et grandiose et surprenante
Je la raconterais une vie entière Mon histoire c’est celle de chacun·e d’entre vous
C’est l’histoire de celles et ceux qui participent du phénomène humain
Il y a une seule histoire celle de l’Être humain dans son incroyable complexité
Voilà ma structure profonde Elle est identique pour tous les bantu
C’est-à-dire tous les vivants émanations d’Unkulunkulu l’Ancêtre-Primordiale
Qui appartiennent à une seule race si subtile si riche et fondamentalement une
Honoré de participer à l’aventure humaine je suis rempli d’étonnement
Je suis donc de la race des êtres pensants de la race des êtres parlants
Ceux qui construisent des mégapoles des systèmes de pensée des micro-puces
À la fois fragile et puissant une bestiole invisible me tue mais ne m’anéantit pas
Je suis Génie-qui-ne-s’éteint-point- sans-avoir-accompli-de-prodiges
En structure superficielle j’arbore une variété de formes et de couleurs
Il y a des rouges des bruns des roses selon le pourcentage de mélanine
Ce 25 mai de l’an 2020 une fois de plus
Un officier de police au cœur pétrifié pauvre homme abîmé
M’a cloué au sol Il a posé son genou pesant sur mon cou
Neuf minutes tout une éternité comme cela se passe depuis des siècles
S’il vous plaît je ne peux pas respirer S’il vous plaît je manque d’air
S’il vous plaît j’étouffe S’il vous plaît le genou sur mon cou
Je ne peux pas bouger Maman Maman
Je ne peux pas J’ai mal au ventre
J’ai mal au cou J’ai mal partout
De l’eau, quelque chose S’il vous plaît
Ne me tuez pas Vous allez me tuer
Ils vont me tuer Je ne peux plus respirer
S’il vous plaît monsieur ne me tuez pas
Je m’appelle George Floyd Breonna Taylor Botham Jean Stephon Clark
Philando Castile Alton Sterling Jamar Clark Freddie Gray
Walter Scott Tamir Rice Laquan MacDonald Michael Brown
Eric Garner Je porte d’innombrables autres noms
Reçus au cours de nombreuses décennies depuis le règne du Ku Klux Klan
Depuis le temps de la traite depuis les cales sombres des bateaux négriers
Où durant des semaines de traversée j’ai manqué cruellement d’air
Ne suis-je pas Celui-qui-manque-d’air-depuis-cinq-siècles-entiers
Depuis ces sinistres années 1440 où captif déshumanisé du continent razzié
Je fus déporté vers la péninsule ibérique puis vers les Antilles et autres Amériques
Comme marchandise comme esclave monnayable et corvéable à merci
Avec la bénédiction des églises saintes et le silence des philosophes dits éclairés ?
Réputé bête dangereuse et indésirable je suis toujours pourchassé toujours traqué
Los Angeles ou New York ou Chicago Texas ou Minneapolis ou Montréal
Du nord au sud d’une côte à l’autre où que j’aille je suis victime de profilage racial
Je suis l’animal qu’on abat sans vergogne sans craindre aucune sanction sérieuse
Or à la fois fragile et puissant un genou obstiné me tue mais ne m’anéantit point
Je suis Vie-qui-ne-s’éteint-point sans-provoquer un séisme sans ébranler le monde
Braves gens réunis dans cette agora accueillante ce dimanche 7 juin de l’an 2020
Mon cœur est rempli d’allégresse et d’espoir Il chante il danse il rend grâce
D’être entouré de sœurs et frères au cœur aimant aux couleurs arc-en-ciel
Pour dénoncer l’injustice le mépris la violence pour dénoncer le racisme dégradant
Pour proclamer devant le monde et la nature témoins notre commune noblesse
Jean Kabuta
Rimouski, 7 juin 2020