
Consultante en environnement, Aure Adell travaille à Barcelone… mais vit à Amqui. Elle s’est installée dans la petite ville bas-laurentienne en 2008, pour rejoindre son conjoint rencontré lors d’un séjour d’études. Depuis, elle alterne entre six mois de travail à distance depuis le Québec et un à deux mois dans son pays natal. Elle pratiquait donc le télétravail bien avant que tout le monde s’y mette.
Au chapitre des avantages, outre le fait d’avoir pu maintenir sa relation amoureuse, elle apprécie de passer moins de temps dans les transports et la possibilité de modifier ses horaires, par exemple pour aller à un rendez-vous chez le médecin. Le décalage horaire s’avère un allié dans son cas : « Je peux avancer pendant que mes collègues ne travaillent pas. » En revanche, elle regrette de ne pas entendre les discussions au bureau sur les autres projets en cours qui pourraient l’intéresser. De manière générale, « je suis plus concentrée à la maison, mais je dois rester vigilante pour ne pas perdre mon temps avec des choses qui n’ont pas rapport… »
Vous avez probablement entendu plusieurs témoignages de ce type, depuis qu’une partie de la population doit travailler depuis la maison. La pandémie de covid-19 a donné un sacré coup de pouce au télétravail, un phénomène qui grandissait doucement ces dernières années. En retour, celui-ci pourrait favoriser le repeuplement de notre région. Mais attention à ce qu’il ne vire pas au cauchemar…
Un facteur d’attractivité
Il y a un an, le professeur retraité du département de géographie de l’UQAM (et résident saisonnier de Saint-Mathieu-de-Rioux) Bernard Vachon décrivait dans nos pages un mouvement de libération/répulsion « confér[ant] un potentiel nouveau d’attractivité aux régions […] désormais vues comme des lieux alternatifs désirables et viables pour les entreprises, les jeunes qui démarrent dans la vie et les familles ». Des révolutions économiques et technologiques permettent de vivre hors de villes polluées, hors de prix et stressantes, affirmait-il, et le télétravail s’inscrit dans cette tendance.
Ironiquement, le village de M. Vachon part avec une longueur de retard, car il n’est toujours pas desservi par l’internet haute vitesse. N’empêche, la situation actuelle ne peut que confirmer les dires du professeur : les patrons ont pu se rendre compte que leurs employés ne se tournent pas les pouces à la maison, et que le télétravail permet de faire des économies en termes d’espace de bureau. Même le gouvernement provincial a apprécié l’expérience et compte la prolonger, nous apprenait La Presse cette semaine.
La présidente de l’agence de marketing territorial Visages régionaux, Marie-Éve Arbour, note que les jeunes professionnels cherchent un rythme de vie plus équilibré, et que la possibilité de travailler depuis n’importe où fait de plus en plus partie de leurs exigences. « Retourner vivre au Bas-Saint-Laurent et aller à Québec une fois par semaine pour le travail, ils trouvent ça tout à fait possible et normal. » Il y a donc une opportunité pour les régions de les attirer, d’autant plus que cela peut permettre de dynamiser les lieux où ils aiment s’installer avec leur ordinateur, comme les cafés ou les bibliothèques.
Des abus possibles
Mais la résidente du Kamouraska met en garde : « Présentement, j’ai l’impression qu’on est tous en train de survivre au télétravail! Travailler à la maison quand il n’y a pas école et que les enfants sont là, ce n’est pas facile pour tout le monde. Alors oui au télétravail, mais il faut que ça se fasse dans des conditions qui respectent les travailleurs. »
En particulier, les humains ont besoin de rapports sociaux et lorsqu’on est tout le temps chez soi, la sensation d’isolement peut être pesante… Les espaces de coworking (actuellement fermés) auront donc un rôle important à jouer pour le déploiement de cette activité dans une période post-covid, pense Mme Arbour. En plus de permettre une vraie déconnexion entre les heures passées au travail et la vie privée, pourrait-on ajouter.
Les patrons méfiants peuvent aussi devenir envahissants. « À certains endroits, on a vu des réunions [sur Zoom ou autre application similaire] à longueur de journée, pour surveiller les employés », relate Virginie Proulx, professionnelle en attractivité et marketing territorial. Le site Slate.fr a fait une recension d’applications utilisées pour épier les faits et gestes des salariés : certaines permettent d’enregistrer à distance tout ce qu’ils tapent sur leur clavier, ainsi que les sites internet qu’ils consultent. Une autre les prend en photo toutes les cinq minutes, grâce à leur webcam. Mais même sans arriver à ces extrémités, l’utilisation massive de la vidéoconférence s’avère épuisant, comme l’ont souligné plusieurs articles récemment.
« Il faut que les employeurs fassent confiance à leurs employés : ils vont voir que c’est possible et même, que ça augmente souvent la productivité », assure Mme Proulx. Le télétravail peut être une formidable opportunité pour les régions, mais à une condition : que les travailleurs soient partie prenante de sa mise en place. Tout le contraire de ce qui se passe en ce moment, en somme…