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Faut-il avoir peur de la biomasse?

Par Rémy Bourdillon le 2020/05
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Faut-il avoir peur de la biomasse?

Par Rémy Bourdillon le 2020/05

Chaque documentaire produit par Michael Moore jette un pavé dans la mare, mais le tout dernier, Planet of the Humans, a frappé là où on ne s’attendait pas. Militant écologiste, le réalisateur Jeff Gibbs s’y attaque aux « énergies vertes » et à la manière dont les intérêts capitalistes les plus rapaces les transforment en machines à argent, avec un impact environnemental considérable. Au moment d’écrire ces lignes, le film a été vu plus de 8 millions de fois sur YouTube (où une version sous-titrée en français est disponible) et n’a pas tardé à attirer les critiques : on lui reproche de faire des amalgames, à tel point que le chroniqueur du Guardian George Monbiot a qualifié Michael Moore de « héros des climato-sceptiques et de l’extrême-droite »

Une scène sidérante du film se passe non loin d’ici, au Vermont, lorsque Jeff Gibbs découvre qu’une centrale à la biomasse est en fait alimentée par des arbres entiers. Nous aurait-on menti? Alors qu’on nous présente la biomasse comme des déchets végétaux que l’on récupère et transforme en énergie, permettant de diminuer nos émissions de gaz à effet de serre, on rase en fait nos forêts à blanc et on brûle les arbres?

« Le terme « biomasse forestière » est associé à un large éventail de produits et de procédés », répond le directeur général de la Coopérative forestière de la Matapédia, Simon Roy, quand on lui parle de ce qu’on a vu dans le film. « Notre modèle s’éloigne beaucoup de celui que vous me décrivez, qui est fait sous une autre réglementation. »

Leader régional en ce qui a trait à la biomasse forestière résiduelle, la coop basée à Sainte-Florence récupère des résidus de ses opérations forestières (essentiellement les cimes des arbres, selon M. Roy) qui sont ensuite transformés en copeaux et vendus localement. Ses plus gros clients sont les centres hospitaliers d’Amqui et de Mont-Joli, qui les utilisent pour chauffer leurs grandes carcasses. Aucun arbre entier n’est sacrifié à cette fin, tout simplement parce qu’économiquement parlant, ce serait de la folie. 

Un arbre, plusieurs usages

« Au Québec, quand on coupe un arbre, on essaie de le valoriser à son plein potentiel, assure Simon Roy. Dans le Bas-Saint-Laurent, on a une grande diversité d’entreprises qui font toutes sortes de produits. Si on n’est pas capables de faire une pièce de bois, on peut faire des panneaux de mélamine, l’envoyer à une papetière… » La biomasse forestière résiduelle est donc formée de ce qui resterait sur le parterre de coupe en temps normal. « Ressources naturelles Canada a fait une étude chez nous : on ne récupère que 30% de la biomasse. Le reste se décompose pour régénérer les sols, et pour les besoins de la petite faune. »

« Dans une forêt bien gérée (ce qui est le cas au Bas-Saint-Laurent, où il y a quand même pas mal de forêt privée), personne ne va dire : je coupe à blanc et je n’ai plus rien pendant 100 ans », rationalise le professeur de physique de l’Université de Montréal Normand Mousseau, qui s’intéresse à la question des ressources naturelles. « Toutes les biomasses ne sont pas bonnes, mais dans des forêts gérées intelligemment et sur des distances courtes, c’est tout à fait correct. »

C’est aussi de ce modèle que se revendique Giovanny Lebel, de la coopérative Énergies nouvelles johannoises, à Saint-Jean-de-Dieu : « On utilise le bois qui n’est pas marchand : ce qui a moins de 5 pouces, ce qui est croche. » Les copeaux qui en sont tirés servent à alimenter le réseau municipal de chaleur (deux écoles, l’église et des logements sociaux), fonctionnant autrefois au mazout, et le séchoir à grains de la coopérative Agriscar à L’Isle-Verte, qui a abandonné le propane. « Si vous voulez travailler en circuit court, faire en sorte que l’argent reste dans la région, je pense qu’on ne peut pas avoir de modèle plus intéressant que ça », s’exclame M. Lebel. 

Les abus présentés dans Planet of the Humans n’existeraient donc pas de ce côté de la frontière? Chargé de projet biomasse à Nature Québec, Mathieu Béland reste prudent : « Quand on parle de biomasse forestière résiduelle, le mot important, c’est « résiduelle ». Au Québec, l’électricité est très peu chère, un industriel n’a aucun avantage à couper un arbre vert pour le brûler. Mais dans l’Ouest canadien, à certains endroits, le terme « résiduelle » est employé un peu à tort et à travers… »

Attention à la folie des grandeurs

On peut cependant se demander si la situation ne peut pas déraper, alors que la demande pour la granule explose et que l’on commence à regarder vers l’exportation, notamment vers l’Europe qui en est très gourmande. D’après le Syndicat des producteurs forestiers du Bas-Saint-Laurent, sous l’effet de la forte demande mondiale, la production de biomasse forestière résiduelle a été décuplée entre 2018 et 2019 dans la région, mais le directeur général Charles-Edmond Landry nous assure avoir des quantités astronomiques en réserve. « Tout le monde veut que ça se fasse de la façon la plus durable possible, affirme M. Béland. Il faut rester vigilants, et on travaille fort pour que le développement se fasse dans la bonne direction. »

Présentée comme carboneutre (un arbre séquestre du carbone, et est remplacé par un autre après avoir été coupé), la biomasse ne l’est pas tout à fait : un point intéressant soulevé par Planet of the Humans, c’est que les énergies renouvelables sont largement dépendantes des énergies fossiles. Il faut du pétrole pour ériger des éoliennes, aller chercher les minéraux nécessaires aux panneaux solaires ou collecter la biomasse en forêt – même si l’idée derrière cela est de démultiplier la puissance offerte par un baril de pétrole, aspect sur lequel le film est étrangement discret. 

Sachant cela, est-il pertinent de remplir des bateaux de granules et les envoyer de l’autre côté de l’Atlantique? D’après Mathieu Béland, cette pollution ne serait pas si importante, surtout si elle permet de fermer des centrales au charbon eu Europe. Normand Mousseau pense qu’avant de statuer, il faut faire un bilan complet de l’utilisation de la biomasse : où l’amène-t-on, par quels moyens, et quelle source d’énergie permet-elle de remplacer… si toutefois remplacement il y a!

« Il faut accepter que le monde est compliqué, et c’est ce qui manque dans le film », conclut le professeur. Contrairement à ce que montrent Jeff Gibbs et Michael Moore, il faut aussi accepter que la biomasse peut être bénéfique… à condition de bien l’utiliser.

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