
Alors que l’Organisation mondiale de la santé annonçait au monde entier que la propagation du coronavirus atteignait le statut de pandémie, les premiers moments de la crise se sont caractérisés par une ruée vers les articles non périssables et de premières nécessités comme le papier hygiénique, entre autres. Depuis, les gouvernements du monde comme celui du Québec ont rassuré leurs populations en décrivant la chaine d’approvisionnement globale comme étant forte et résiliente. Si les premières ruptures de stock n’ont été que temporaires, les Québécois ont eu raison de douter momentanément de la capacité de notre système alimentaire à assurer notre sécurité alimentaire. Aujourd’hui, la vulnérabilité de notre système alimentaire n’a jamais été aussi accrue et nous devons comprendre sa nature complexe et systémique pour y faire face.
Pour comprendre la vulnérabilité de notre système alimentaire, il faut penser en termes de vulnérabilité systémique. Comme la crise actuelle le démontre, une crise dans un aspect de notre société comme la santé peut en menacer d’autres comme l’économie, l’alimentation, la politique, etc. Ainsi, quand on parle de vulnérabilité systémique on reconnaît que la vulnérabilité d’un aspect de notre société devient nécessairement celle des autres.
Cette vulnérabilité systémique est aussi dynamique. C’est-à-dire que les différentes crises créées par la première peuvent se renforcer mutuellement et ainsi potentiellement dégénérer. Par exemple, une crise économique créée par une pandémie peut facilement mener à une crise politique où on s’impose le faux dilemme de choisir entre la santé et l’économie. En priorisant l’économie aux dépens des mesures sanitaires, on empire la crise initiale en plus de s’exposer à d’autres crises. Ainsi, pour vraiment comprendre la vulnérabilité d’un aspect de société comme le système alimentaire, nous devons analyser son lien dynamique avec les autres.
Le système alimentaire Québécois et ses vulnérabilités peuvent être divisé en trois niveaux : la production, la distribution et la consumation alimentaire au Québec. Faisant partie du système alimentaire globalisé et corporatif, ces trois catégories sont aussi intégrées à la chaîne d’approvisionnement globale. Bien que le Québec soit vulnérable dans chacune de ces catégories, notre province l’est particulièrement au niveau de la distribution car notre sécurité alimentaire dépend grandement de nos importations de produits alimentaires des États-Unis durant l’hiver. Conséquemment, la vulnérabilité du système alimentaire Américain devient celle du nôtre la moitié de l’année. Alors que la crise sanitaire, économique, sociale et politique ne cesse de s’empirer aux États-Unis, tout indique que leur système alimentaire pourrait être grandement affecté à moyen terme. Conséquemment, le scénario le plus préoccupant serait une dégradation de la situation aux États-Unis qui perdurait jusqu’en automne où nous recommencerions à être dépendant de notre voisin du sud au milieu d’une potentielle seconde vague.
Production
Le système alimentaire Québécois est vulnérable à cause de la nature de sa production bioalimentaire et de celle des États-Unis. En Amérique du Nord, l’agriculture industrialisée se caractérise par une dépendance au pétrole, au semences hybrides ou génétiquement modifiées, et aux intrants chimiques tel que les pesticides, herbicides et fertilisants. Ces éléments sont non seulement indispensables à la production agricole mais aussi interdépendants. En effet, l’agriculture industrielle nécessite généralement des agencements précis entre semences et intrants pour fonctionner, rendant notre agriculture dépendante à certaines marques et fournisseurs qui importent souvent de l’extérieur du Québec. À l’heure actuelle, environ six pays produisent la vaste majorité des intrants chimiques utilisés dans le monde.[1] Conséquemment, notre vulnérabilité alimentaire est aussi intrinsèquement liée à la dépendance de l’agriculture industrielle aux éléments essentiels à son fonctionnement.
La production agricole industrielle Nord-Américaine dépend aussi largement d’une main d’œuvre importée. Les avions vers le Mexique et le Guatemala organisés par le gouvernement fédéral ainsi que la compagne de recrutement du gouvernement provincial en témoigne : ce secteur de notre économie et de notre système alimentaire ne peut survivre sans cette main d’œuvre qualifiée. À cause des restrictions de mouvements dues à la crise sanitaire, l’industrie québécoise devra faire avec le manque de compétences d’une partie de ses travailleurs cet été. C’est pourquoi même en comblant tous les emplois vacants, la production horticole du Québec risque d’être plus basse qu’à l’habitude. L’incertitude oblige déjà certaines fermes à réduire leur production.[2]
En temps de pandémie, nous reconnaissons aussi que notre vulnérabilité collective est égale à celle des plus vulnérables. C’est particulièrement le cas pour les travailleurs saisonniers qui habitent dans des espaces réduits où le niveau de salubrité est bas. Depuis des semaines, certains travailleurs étrangers sonnent l’alarme au Canada. Déjà, des douzaines de migrants sont déjà infectés en Ontario et sont en arrêt de travail. Sachant que le gouvernement fédéral ne surveille pas la condition des travailleurs temporaires en temps normal, une crise sanitaire dans certaines fermes québécoise est plus que probable. Aux États-Unis, la situation est encore plus critique car la production agricole du pays dépend davantage de travailleurs saisonniers, une grande partie étant sans papiers. Si on se fie sur la l’effet désastreux d’éclosions dans les usines de transformation de viande américaine, la vulnérabilité des travailleurs temporaires pourrait aussi compromettre une partie non négligeable de la production bioalimentaire Nord-Américaine.
Une des principales raisons de la vulnérabilité du système alimentaire mondiale est la spécialisation et la consolidation de la production au niveau national et international. En effet, lorsqu’un secteur de la chaine alimentaire comme la charcuterie dépend de seulement quelques méga-abattoirs pour assurer son fonctionnement, même un dérangement de courte durée peut mener à l’euthanasie de troupeaux entiers et avoir de grandes répercussions sur toute la chaine d’approvisionnement. Le même phénomène peut être observé à l’échelle internationale où la libéralisation des marchés a créé une concentration de la production alimentaire mondiale et une dépendance accrue de la part de certains pays.[3] Dans un système où la production alimentaire ne cesse de se concentrer, le risque de défaillance systémique augmente toujours.
On ne saurait parler de la vulnérabilité de notre système alimentaire sans y inclure l’impact des changements climatiques. La monoculture, un type de production agricole utilisé par l’agriculture industrielle, est le plus vulnérable aux impacts des changements climatiques comme les sécheresses, inondations, pestes et maladies, sans parler de son effet dévastateur sur l’environnement. [4] Dans un contexte où la population humaine ce cesse de croître, le taux de rendement des monocultures est partout à la baisse.[5] Les rapports du Groupe d’experts Intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) sont sans-équivoques : notre système agricole actuel risque d’être incapable de nourrir notre civilisation dans seulement quelques décennies.[6] En temps de pandémie, les effets de la crise climatique ne disparaissent pas. Au contraire, elle renforce les crises sanitaires, économiques et alimentaires actuelles. Dès cet été, l’ouest des États-Unis se prépare à une mégasécheresse que certains scientifiques estiment comme potentiellement irréversible.[7] De son côté, l’Europe centrale connaît aussi la pire sécheresse de son histoire.[8] Lorsqu’on parle de vulnérabilité alimentaire liée aux changements climatiques, la menace n’est plus systémique mais existentielle.
Distribution
Dans une crise aussi complexe, il est difficile de prédire comment le système alimentaire sera affecté dans les prochains mois. Néanmoins, une analyse des crises économiques du passé nous montre que la problématique culmine généralement au niveau de la distribution de nourriture. La dernière crise financière mondiale nous a démontré que les restrictions sur les exportations bioalimentaires représentent l’un des facteurs les plus aggravants dans une crise économique. Lorsqu’un pays limite ou arrête ses exportations bioalimentaires pour assurer la sécurité alimentaire de ses citoyens, c’est tout le système commercial mondial qui est en péril. En effet, si priorisée la sécurité alimentaire de ses propres citoyens en limitant ses exportations peut sembler une décision logique, elle ne l’est pas pour un système alimentaire basé sur des notions du libre-échange. Ces restrictions sur les échanges de marchandise peuvent facilement compromettre la sécurité alimentaire de millions de personnes et d’escalader en conflits géopolitiques.
En effet, il y a douze ans, ces restrictions sur les exportations créaient une montée fulgurante du prix des denrées alimentaires, des engrais chimiques et des semences. En seulement quelques mois, la crise renversait 15 ans de progrès pour la sécurité alimentaire mondiale.[9] Aujourd’hui, les Nation – Unis avertissent déjà le monde qu’une famine aux « proportions bibliques » se profile à l’horizon si nous en venions à prendre de telles mesures.[10] Sachant que de certains grands pays exportateurs bioalimentaires comme la Russie ont déjà commencé à mettre en place des restrictions sur leurs exportations, on peut s’attendre à ce que le système alimentaire mondiale soit mis à mal dans les prochains mois. Alors que nous commençons tout juste à percevoir les premiers effets de la crise sur les systèmes alimentaires, un nombre grandissant de restrictions sur la nourriture, les engrais chimiques, les semences et potentiellement le pétrole pourrait avoir un impact profond sur notre sécurité alimentaire. Considérant la politique America First et les décisions commerciales impulsives du président américain, on peut difficilement compter sur les États-Unis en ces moments de crise.
En plus des restrictions sur les exports, le système commercial international est vulnérable car la majorité des marchandises échangées dans le monde transitent par certains goulots d’étranglement particulièrement à risque de catastrophes naturelles, de tensions géopolitiques et d’attaques terroristes.[11] Dans une économie globalisée où l’on produit à flux tendu et qui dépend toujours davantage d’échanges commerciaux, un simple dérangement localisé de la chaine de production et de distribution risque de créer une crise sans précédent dans la chaine d’approvisionnement mondiale.[12] En 2013, une forte pluie sur les côtes de Brésil paralysait le plus grand port du pays ainsi que 200 porte-conteneurs. Ce simple dérangement à la porte d’entrée de l’Amérique du Sud a mené à des pertes évaluées à plus de 2,5 milliards de dollars.[13] Alors que notre système alimentaire est déjà particulièrement vulnérable en temps de pandémie, ces vulnérabilités inhérentes à notre système d’échange se retrouvent décuplées.
Consommation
L’un des plus grands risques pour notre sécurité alimentaire demeure tout de même l’accessibilité et l’abordabilité des produits en magasin. Alors que les effets de la crise économique ne font que commencer, la demande explose déjà pour les banques alimentaires du Québec.[14] Si la tendance se maintient dans notre système alimentaire, le prix de la nourriture risque de grimper grandement. Combiné avec la montée de la spéculation boursière dans le domaine de l’alimentation, chose que la FAO dénonce depuis la crise de 2008, le prix de la nourriture pourrait atteindre des niveaux extrêmes.[15] Dans le pire scénario où la situation venait à se dégrader davantage aux États-Unis avec la venue d’une deuxième vague à l’automne, beaucoup de nos importations de nourriture pourraient être compromises. Dans cette situation, même les services d’urgence comme les banques alimentaires pourraient avoir du mal à répondre à la demande.
À l’avènement d’une crise économique d’au moins l’ampleur de la Grande Dépression de 1929, notre système alimentaire n’a jamais été aussi vulnérable à une défaillance systémique. Aujourd’hui, le risque de créer une crise alimentaire pire que la crise sanitaire l’ayant créé est réel. Alors que certains pays comme la Chine s’affairent à stocker de grandes réserves de nourriture pour les prochains mois, les Québécois ont raison de se préoccuper de leur sécurité alimentaire.[16] Aujourd’hui, le Québec manque de temps pour adopter une stratégie efficace pour affronter le danger à venir. Si à court terme nous ne pouvons éviter certaines catastrophes alimentaires, notre vulnérabilité sans-précédente démontre qu’une refonte complète de notre système alimentaire s’impose.
[1] Chatham House (2017), Chokepoints and Vulnerabilities in Global Food Trades, p. 42
[3] FAO (2011), Rising vulnerability in the global food system: beyond market fundamentals p.42
[8] https://www.bloomberg.com/news/articles/2020-04-29/czechs-fear-historic-drought-threatening-harvest-water-supplies?srnd=green
[9] FAO (2009), Food security and the financial crisis p.1
[10] https://www.wfp.org/news/wfp-chief-warns-hunger-pandemic-covid-19-spreads-statement-un-security-council
[11] https://www.chathamhouse.org/sites/default/files/publications/research/2017-06-27-chokepoints-vulnerabilities-global-food-trade-bailey-wellesley.pdf
[12] Chatham House, Chokepoints and Vulnerabilities in Global Food Trades, p. 46
[13] Chatham House, Chokepoints and Vulnerabilities in Global Food Trades, p. 46
[15] FAO (2011), Rising vulnerability in the global food system: beyond market fundamentals p.43