
Ce n’est pas par prétention qu’un collectif d’auteurs propose chez Lux Éditeur un Manuel pour changer le monde. C’est plutôt par conviction. « Ne doutez jamais qu’un petit groupe de personnes peut changer le monde. En fait, c’est toujours ainsi que le monde a changé » : cette pensée de l’anthropologue étatsunienne Margaret Mead peut s’appliquer à ce projet. L’ouvrage est un guide pratique qui vise à combattre la morosité et à surmonter les défis de notre époque. Il est associé à une initiative universitaire audacieuse : la création de l’École d’innovation sociale Élisabeth-Bruyère de l’Université Saint-Paul à Ottawa.
En 2020, cette institution catholique se définit comme une université spirituelle, humaine, ouverte et engagée. Catholicisme rime souvent avec conservatisme, mais il se traduit ici en un humanisme réformateur. En 2015, les Sœurs de la Charité font un don de 2,5 millions de dollars pour créer dans l’Université Saint-Paul une école d’innovation sociale qui aura pour mission de s’attaquer aux injustices, de lutter contre les exclusions et de combattre toutes les formes de pauvreté. La mère supérieure de la Congrégation ose même affirmer que pour lutter contre la pauvreté, la charité ne suffit pas, il faut plutôt changer le système! Pour animer cette nouvelle école, l’Université ne fait pas appel à quelques bonzes familiers avec la culture universitaire traditionnelle. Elle opte plutôt pour l’embauche de quatre jeunes professeures et professeurs socialement engagés. La direction de l’École Élisabeth-Bruyère (du nom de la mère fondatrice des Sœurs de la Charité) est confiée à Simon Tremblay-Pepin (fils du journaliste Michel Pepin et petit-fils du syndicaliste Marcel Pepin). Cet économiste et docteur en science politique est connu pour sa contribution aux travaux de l’Institut de recherche et d’informations socioéconomiques (IRIS), think tank progressiste, et comme candidat de Québec solidaire aux élections québécoises de 2018. Le défi est grand : créer des programmes en innovation sociale à tous les cycles (baccalauréat, maîtrise et doctorat), « puis mettre sur pied un incubateur inspiré des espaces de cotravail, des laboratoires d’innovation et d’autres programmes visant à accélérer le démarrage d’entreprises sociales » (p. 5). Le Manuel pour changer le monde présente les principes qui inspirent les animateurs de l’École d’innovation sociale.
Le concept d’innovation sociale, polysémique, est présenté dans le livre de manière contrastée et avec nuance, afin de ne pas en faire la chose exclusive de la gauche. Changer le monde impose d’abord de faire un diagnostic juste de ses problèmes afin de trouver des solutions appropriées et durables. Ce diagnostic repose sur une conception de la justice sociale, et certaines théories s’avèrent plus porteuses que d’autres pour comprendre les structures d’oppression. « Le terrain de l’innovation sociale est donc à comprendre comme un lieu de convergence entre l’utopie et le pragmatisme, l’imagination et l’analyse sociale rigoureuse, la créativité et la stratégie » (p. 53). Il faut connaître et comprendre les mécanismes et les stratégies de l’action collective ainsi que les nombreux mouvements sociaux qui y contribuent. Cela impose un travail de cadrage des enjeux et de compréhension des stratégies discursives. Les innovations sociales visent à transformer l’économie, mais aussi la façon de la concevoir et de l’appréhender. Les sept auteurs du Manuel voient l’entrepreneur comme un acteur de changement. Il importe d’apprendre à entreprendre autrement et à s’organiser démocratiquement. Se pose alors la question de la « montée en échelle », « c’est-à-dire la capacité de passer d’une innovation locale à une transformation des représentations culturelles, des institutions, voire des structures de pouvoir à l’échelle sociétale » (p. 19).
Le Manuel pour changer le monde saura intéresser les progressistes, mais aussi tous ceux et celles en quête d’une démarche pragmatique, mais ambitieuse, pour transformer nos pratiques et relever les défis nombreux qui s’imposent à nous, individuellement et collectivement, dans notre monde menacé. « Le livre cherche à réagir à l’épuisement des énergies utopiques et à la morosité ambiante, en offrant un contrepoids et un guide pratique ». De manière paradoxale, il concilie les ambitions des Sœurs de la Charité avec celles d’une théoricienne marxiste comme Rosa Luxembourg, citée dans le livre, et qui conçoit que l’éducation s’acquiert « à l’école politique vivante, dans la lutte et par la lutte, au cours de la révolution en marche ».