
Texte signé par 175 personnes et organisations entre le 2 et le 10 février 2020
La présente lettre a été déposée à la Commission des institutions dans le cadre des Consultations particulières et auditions publiques sur le projet de loi n° 39, Loi établissant un nouveau mode de scrutin. Du 22 janvier au 6 février 2020, la Commission a entendu 24 organisations et 12 personnes dans le cadre de 5 jours d’auditions et elle a reçu 46 mémoires et documents. L’étude détaillée du projet de loi 39 devrait débuter dans les prochaines semaines.
Membres de la Commission des institutions,
Estimant que la société québécoise mérite un nouveau mode de scrutin qui remplira vraiment les besoins de la société d’aujourd’hui, nous formulons ici nos attentes à l’égard du projet de loi 39 « Loi établissant un nouveau mode de scrutin » [1].
Nous estimons que le choix d’un modèle proportionnel mixte compensatoire, combinant des sièges de circonscription et des sièges régionaux de compensation, est adapté à la société québécoise, tout comme l’usage de deux bulletins de votes et de listes régionales fermées. Mais pour remplir ses promesses, le projet de loi nécessite des changements importants et cela commence par la correction des iniquités qu’il induirait.
Alors qu’un système proportionnel mixte compensatoire a la capacité de produire une Assemblée nationale où toutes les personnes et tous les votes comptent, le gouvernement a choisi de limiter sa capacité à corriger les distorsions et l’accès au pluralisme politique. Il a également choisi de ne pas agir pour que la population se reconnaisse dans la classe politique.
L’entrave la plus visible consiste à exiger qu’un parti recueille 10% des votes totaux pour avoir droit aux sièges régionaux de compensation. Un tel seuil ferait en sorte d’exclure de l’Assemblée nationale un parti choisi par 400 000 personnes, soit l’équivalent des votes déposés en 2018 dans 12 circonscriptions. Des seuils variant entre 2% et 5% vous ayant été proposés durant la consultation, nous vous invitons à les considérer.
Non seulement des partis seraient encore surreprésentés au détriment des autres, mais les distorsions globales d’une élection seraient encore trop grandes. Alors que l’indice de distorsion (ou indice de Gallagher) devrait être le plus bas possible, les simulations indiquent que le projet de loi produirait un indice de 11, comparativement à la moyenne de 16, observée depuis 1950. Depuis l’instauration d’un système proportionnel mixte compensatoire, la Nouvelle-Zélande obtient pour sa part un indice de distorsion de 3 seulement. Or, passer de 16 à 11 ne peut être vu comme un progrès substantiel, d’autant plus que les distorsions régionales varieraient entre 20 et 59 dans 10 régions, aucune n’obtenant un indice régional inférieur à 12.
Le gouvernement a de plus choisi de favoriser les partis établis. En effet, il accorderait des sièges régionaux de compensation à des partis qui auraient pourtant remporté un nombre de circonscriptions équivalant au pourcentage des votes recueillis. S’ajoute à cela l’usage des résultats régionaux pour comparer le pourcentage des votes à celui des sièges de circonscriptions remportés. Ces éléments occasionnent des iniquités dans le respect des opinions politiques de la population.
Nous vous incitons à vous inspirer des mémoires qui vous proposent des méthodes atteignant un réel respect de la volonté populaire, notamment en basant la compensation sur le total des votes du Québec, en choisissant un seuil et une méthode de calcul neutres envers tous les partis.
Les problèmes qui précèdent sont accentués par l’utilisation des 17 régions administratives, sans les adaptations nécessaires. Ces dernières ont bien sûr leur raison d’être, mais n’étant pas conçues pour un usage électoral, elles n’assurent pas l’équité des votes en raison de leur grand nombre et de la faible densité démographique de la plupart. En n’aménageant pas les régions administratives pour atteindre ces équilibres, le gouvernement instituerait un système à deux vitesses, faisant varier les droits selon le lieu de résidence.
L’équité du vote est centrale en matière électorale. Elle demande d’utiliser des territoires réunissant un nombre équivalent d’électrices et d’électeurs, comme lors du découpage des circonscriptions. Mais cela demande aussi que les régions électorales rassemblent un nombre de sièges de compensation suffisant pour corriger les distorsions et pour appliquer des règles permettant de diversifier la classe politique. Nous vous invitons à appliquer les recommandations faisant en sorte que les populations de toutes les régions aient accès aux avantages d’un nouveau système.
Alors qu’un système mixte donne accès à plusieurs personnes élues, et de plus d’un parti, les populations de 11 régions sur 17 ne bénéficieraient pas de ce nouvel avantage ; une région ne compterait pas de siège régional de compensation, il n’y en aurait qu’un dans 4 régions et 6 régions ne compteraient que 2 sièges régionaux. Les 6 dernières régions n’en détiendraient pas beaucoup plus, soit entre 3 et 8 sièges régionaux de compensation. Les pays utilisant un modèle mixte compensatoire comptant entre 7 et 19 sièges de compensation par région électorale, pour une moyenne de 11 sièges, le Québec en serait bien loin avec une moyenne de 2,6 sièges.
Or, il est possible de concilier l’usage des régions administratives aux impératifs d’équité du vote, en formant des régions électorales constituées de plus d’une région administrative, lorsqu’elles ne procurent pas, séparément, un vote équitable. Nous vous rappelons que le Directeur général des élections a établi, en 2007, que la meilleure proportionnalité s’obtenait en comptabilisant les votes de régions administratives contiguës pour obtenir 9 régions électorales et nous vous invitons à choisir les recommandations similaires. Les choix sur les bulletins de vote étant toujours liés à sa propre région administrative, un tel fonctionnement conserverait l’intégrité des régions administratives et le sentiment d’appartenance de la population.
Alors qu’il devrait amener les partis à atteindre une représentation paritaire des femmes et des hommes, et une représentation équitable des personnes racisées ou nées à l’étranger, le projet de loi est très décevant. Plusieurs formules vous ont été présentées durant vos travaux et nous espérons qu’elles seront entendues. Ces formules permettent notamment d’assurer des listes paritaires et adaptées à la diversité des populations de chacune des régions, et tiennent compte des effets des conditions socio-économiques sur la décision de présenter sa candidature. Les données internationales prouvent pourtant l’efficacité d’une règle comme l’alternance sur les listes ; de 2000 à 2018, les pays l’appliquant ont haussé le nombre de femmes élues de 21 points en moyenne, pendant que le Québec n’en gagnait que 12.
Pour conclure, nous vous demandons de tout faire pour que l’année 2020 soit celle où le Québec se dote du système électoral qui sera en usage aux élections générales de 2022. Le Québec a déjà trop attendu pour bénéficier d’un système électoral juste. Nous estimons que le recours au référendum ne se justifierait qu’après avoir expérimenté le nouveau système à quelques occasions, ce que plusieurs mémoires ont suggéré. La Loi sur la consultation populaire ne peut être modifiée sans un véritable débat, ce qui ne peut se faire pendant l’étude du projet de loi 39, d’autant plus que les règles proposées favoriseraient encore plus le statu quo et pourraient créer des précédents.
Ce n’est pas tous les jours qu’une société refonde son système électoral et nous encourageons la Commission des institutions à choisir les mécanismes permettant vraiment que tous les votes comptent et que toutes les personnes comptent.