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Deux ou trois choses que je sais des vieux

Par Christine Portelance le 2020/01
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Deux ou trois choses que je sais des vieux

Par Christine Portelance le 2020/01

Quand arrive la noirceur de novembre, il me prend l’envie d’écouter ce bon vieux Miles, un verre de scotch à la main. Cette année, ce fut plutôt Charlie Parker, écouté au coin du feu en sirotant de la tisane. Avec la neige vient un goût pour la musique sacrée, l’Oratorio de Noël ou la Messe en si mineur, ou encore les joyeux concertos brandebourgeois. La musique lumineuse de Bach agit sur moi comme un baume, il y a dans sa poétique contrapuntique un je ne sais quoi de délirant qui réenchante le monde.

J’ignore si j’aime tant Bach parce j’ai commencé par aimer Zappa ou si j’ai aimé Zappa parce que j’avais déjà entendu Bach. À l’adolescence, j’ai connu une frénésie culturelle : j’écoutais Bach, Zappa, Hendrix, Schubert, les Beatles, les Who, les Doors, les Stones, Ferré, Pink Floyd, Stravinsky, Jefferson Air Plane, Vigneault, Dylan, Brel, Barbara, Brassens, Led Zeppelin, L’Infonie, Charlebois, et autres. Je lisais Vian, Sartre, Camus, Proudhon, Kerouac, Gotlib, Beauvoir, Tzara, Aquin, McLuhan, Pouchkine, Lao Tseu, Bachelard, Moravia, Ducharme, Artaud, Breton, Baudelaire, Lorca, Gogol, Vanier, sans oublier Les aventures du concombre masqué. Au cinéma, à côté de Mon oncle Antoine, Psychose, Pierrot le fou, Z, Satyricon, Zorba le Grec, Blow up, les films de Leone, de Buster Keaton et autres. Puis L’Osstidcho, La Nuit de la poésie, Les oranges sont vertes. Cette boulimie culturelle n’avait rien à voir avec la famille ou l’école, mais tout à voir avec le bouillonnement de l’époque et la gang de chums qui rêvaient d’une révolution poétique. Cet enchantement du monde est la raison pour laquelle j’ai quitté l’inculte polyvalente avant la fin du secondaire pour vivre de trois fois rien, dans la marge, en espérant que la guerre froide ne fasse pas tout sauter. C’est le socle sur lequel s’est construit le reste de ma vie et grâce auquel, des années plus tard, mon retour aux études a pu me conduire jusqu’au doctorat.

Le monde a changé. On ne se moque plus des écolos granolas, on trouve des produits bios dans toutes les grandes chaînes d’alimentation. Le pot que je fumais en catimini il y a un bon demi-siècle est devenu légal. La course du rat se déroule maintenant les yeux rivés sur un cellulaire à surveiller la Bourse des relations sociales. Tous et toutes ne peuvent néanmoins devenir une star, être athlètes olympiques, virtuoses de la musique, avoir un corps de rêve, gagner des millions. En trente ans d’enseignement universitaire, le principal changement que j’ai constaté est la demande croissante de consignes à suivre. Pour certains étudiants, l’approche pédagogique idéale serait constituée d’une liste de consignes à cocher garantissant un A+. Tout ce manque de plaisir est triste à pleurer. L’anxiété de performance est en quelque sorte l’appréhension d’une dégringolade boursière de l’ego : ne pas avoir une cote enviable, c’est être raté.

Quand de plus en plus d’individus ont besoin d’anxiolytiques pour « performer », plus grande est la vulnérabilité d’une société à la peur. Or le fascisme s’abreuve à la peur. À des amis s’inquiétant des ressources qui viendront à manquer pour soigner notre génération vieillissante, j’ai souvent répliqué, avec un humour à la Charlie Hebdo : bof, on va nous euthanasier, plus il y a de morts, moins il y a de malades! Aujourd’hui, je me dis que si la solution pour la planète venait des surpuissants qui érigent les lois du marché en dogme, elle serait efficace, radicale, finale : diminution importante de la population mondiale par l’élimination massive des vieux, des pauvres, des inutiles et nettoyages ethniques avec fortification des frontières. La montée des extrémismes est certes un symptôme alarmant, mais le peuple qui descend dans la rue un peu partout sur la planète donne l’exemple de ce que le courage peut accomplir.

Je continue à penser que le meilleur antidote à la peur reste la fréquentation des œuvres. Les régimes totalitaires sont d’ailleurs allergiques à la création. Deux récentes découvertes enchantent mes jours. Nove Cantici Per Francesco D’Assisi, composés par l’éclectique John Zorn (death metal, punk hardcore, klezmer, jazz, classique) et joués par un trio de guitaristes virtuoses. Étonnant de fraîcheur acoustique. Et End to End, compositions et improvisations pour contrebasse seule. Un pur ravissement concocté par un Barre Phillips de 85 ans qui montre, à l’instar de notre géant Vaillancourt, qu’il est possible de vieillir sans jamais cesser de grandir. 

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