
Depuis quelques années, on entend circuler l’idée selon laquelle nous serions entrés dans une ère « post-nationale », particulièrement au Canada. L’effet combiné de la mondialisation et du multiculturalisme en serait la cause principale. D’ailleurs, en 2015, Justin Trudeau a affirmé que le Canada était le premier État national à émerger sur la planète. Dans ce contexte, les mythes et récits nationaux ne joueraient plus leur rôle identitaire et fédérateur.
Qu’en est-il réellement? C’est à cette vaste question que tente de répondre le sociologue Gérard Bouchard dans son dernier livre, Les nations savent-elles encore rêver?, publié chez Boréal. La réponse n’est évidemment ni un oui ni un non tranché, et une brève recension ne peut rendre justice à un ouvrage aussi dense que documenté, qui est manifestement le résultat d’années de recherches et de réflexion d’un des intellectuels majeurs du Québec.
L’auteur échafaude dans un premier temps une théorie des mythes nationaux et de leur dynamique, pour ensuite étudier une trentaine de nations, en majorité occidentales, dont certaines avec plus de profondeur (notamment le Canada, l’Acadie et le Québec), pour finalement réfléchir à leur évolution contemporaine et future.
Survivance francophone
La richesse conceptuelle de l’analyse de Bouchard permet de comprendre avec beaucoup de finesse que ces mythes nationaux structurent nos interactions sociales, politiques et culturelles. Par exemple, l’un des mythes fondateurs du Québec (car dans tous les cas il n’y a pas un récit national unique) est la survivance d’une petite société francophone dans une Amérique du Nord anglophone : « La timidité et même la peur associées au statut minoritaire ont été, pour une bonne part, transcendées pour faire place à l’image de la petite nation ingénieuse, dynamique et audacieuse, capable de frayer sa voie aux côtés des plus grandes. » Cela a permis, notamment, le vote de la Charte de la langue française, qui garantit les droits linguistiques des francophones du Québec et balise l’usage public du français.
Parallèlement, le Canada anglais a bâti son récit national, notamment, autour de valeurs qu’on caricature parfois : la gentillesse, la compassion, la générosité et la vie communautaire. Cette mythologie nationale permet aux Canadiens anglais de se distinguer des États-Unis, alors que, du moins culturellement, peu de choses les distinguent radicalement.
Et alors, les nations savent-elles encore rêver? Pourront-elles encore se fédérer autour de mythes essentiels à leur cohésion sociale, politique et culturelle? Bouchard ne joue pas au devin, mais il est inquiet. Le vernis des mythes nationaux craque un peu partout sur la planète. L’attachement identitaire s’étiole, ce qui crée des tensions dans les communautés, comme on le voit malheureusement un peu partout, dans les banlieues françaises, par exemple. Aux États-Unis, l’American dream n’est pas mort, mais son lustre a pâli ces dernières années. Cette idée tout de même noble que la réussite matérielle et sociale soit accessible à tous et qu’en retour, on participe à la prospérité collective a été – est – bien mise à mal sous l’ère Trump. De plus en plus d’États-Uniens se sentent abandonnés, à raison. Il s’agit là d’un des mythes nationaux les plus puissants des derniers siècles, que Steinbeck, dans un article fabuleux, décrivait comme la possibilité du plus pauvre à s’imaginer comme un millionnaire en puissance.
Qu’en est-il du Québec? Bouchard, encore une fois, est inquiet. Il note, entre autres, une division de plus en plus marquée entre la région métropolitaine et le reste du Québec. Les questions identitaires, liées essentiellement à la relation qu’entretient la majorité francophone avec les immigrants, font en sorte que nous sommes en présence de deux réalités sociologiques opposées. Une situation qui ne peut être, à terme, que source de division, comme on le constate en France ou aux États-Unis.
Interculturalisme
Bouchard en appelle, en quelque sorte, à la reconstruction de récits et de mythes nationaux, pour assurer un vivre-ensemble plus cohésif et harmonieux. Pour lui, et ce n’est pas une surprise, l’« interculturalisme » est la voie à privilégier pour le Québec. Un « nouveau » mythe qui rétablirait l’équilibre entre la survie de la majorité et la protection des droits de la minorité.
Mais ce n’est pas gagné d’avance. Tout simplement – je caricature à outrance la pensée de M. Bouchard – parce que le récit national est complexe et multiforme. À une époque où le président de la première puissance mondiale renverse du tout au tout les références sociales et politiques de son pays à coups de « tweets », c’est à désespérer d’un avenir harmonieux.
Ce livre de Gérard Bouchard est impérativement à lire pour quiconque s’intéresse à l’état actuel de nos sociétés et à leur avenir. Il ne s’agit pas d’un livre parmi tant d’autres, mais d’un ouvrage majeur qui sera étudié et médité pour des années à venir.