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L’Haïtienne, ce corps en ruine

Par Emmanuel Joseph le 2019/03
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L’Haïtienne, ce corps en ruine

Par Emmanuel Joseph le 2019/03

À toutes les femmes injuriées, battues,

violées et tuées de la terre haïtienne

Ce n’est pas parce que l’indépendance a eu lieu que le corps de la femme haïtienne est devenu un grand sanctuaire de droits. À l’ombre de la postcolonie a grandi un personnage énigmatique à la voix rocailleuse, au corps visqueux et noueux, au souffle exhalant une odeur de poivre que l’on peut nommer le « mâle haïtien ». Ce monstre ravit à l’Haïtienne tout droit d’être femme, tout droit d’être ce « beau Soleil des Tropiques ».

Sur sa terre à tambour, le « Grand Félin » promène coutelas, cordes, cric de voiture, etc. Il sort de sa tanière, non pas pour se livrer à corps perdu à ce « beau Soleil debout », s’abreuver de ses effluves et se faire une nouvelle stature, mais plutôt pour le contenir, le brimer, l’écraser, voire le jeter dans l’Artibonite1. Il a un rapport avec la femme haïtienne qui en appelle à une perte, à une blessure profonde, à un « écart radical » au tréfonds de lui-même.

Du temps de la colonie saint-dominguoise, le corps de la femme noire appartenait au colon. Cette figure de la « modernité régressive » faisait de ce corps non seulement l’espace de l’assouvissement total de ses fantasmes sexuels, mais aussi celui de sa domination absolue.

D’un côté, le colon campait son « Africaine bouillante » dans l’imaginaire colonial comme une proie facile et insatiable, une chair pulpeuse et brûlante de soufre lubrique, une invitation brutale aux plaisirs charnels les plus débridés et pervers. Elle était comme sa « tempête sexuelle » la plus violente. De l’autre, il émasculait symboliquement son « Nègre », enlevait sa virilité, et le condamnait à la « géhenne sexuelle ». Ce fut une sorte de sexualisation du pouvoir total colonial.

Au lendemain de l’indépendance, le mâle haïtien libre n’est pas sorti guéri de sa torture sexuelle. Moulée dans une forme bâtarde de l’ancienne colonie, sa fêlure psychique le nourrit de tous les fantasmes sexuels de l’ancien colon et d’autres encore. Cet être malade voit la femme haïtienne comme un bout de chair sexuel que son instinct de carnassier ordonne de dévorer, puis comme une ordure après l’acte de dévoration.

L’Haïtienne est, dans son entendement, une perfide qui a occasionné la chute de l’homme dans le jardin d’Éden et qui, du coup, a ouvert la voie à sa misère. Elle est l’incendiaire de son paradis terrestre. Pétri de cet imaginaire postcolonial et religieux, le mâle haïtien contemporain conçoit la femme haïtienne comme une soumise absolue, une décadence, bref un « corps en ruine » sur lequel il a le droit d’exercer son plein pouvoir : celui de vie et de mort. Et ce n’est donc pas le fruit du hasard si « en Haïti, la violence contre les femmes atteint le taux des pays en guerre2 ».

Il est urgent aujourd’hui pour la femme haïtienne d’octroyer à ce « corps en ruine » une possibilité d’avenir. C’est-à-dire qu’elle doit reconstituer son corps de femme, sa féminité en renversant le cours de l’histoire, en déconstruisant la scène inaugurale qui l’a vouée aux gémonies. Cette sorte de déprise ne saurait être qu’une rétivité politique, qu’une colère libératrice. Seule une telle esthétique de la rage sauvera son corps de cette ruine originaire!

1. « Artibonite » renvoie au fleuve de l’Artibonite dans lequel les soldats népalais ont déversé en 2010 des matières fécales contenant du Vibrio cholerae. Ce geste allait coûter la vie à plus de 6 266 Haïtiens. En un mot, « Artibonite » symbolise ici le lieu de la honte et de la dépense des corps.

2. Patricia Camilien, La loi de ma bouche, 2018, [en ligne].

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