Champ libre

La platitude systémique

Par Eric Normand le 2019/03
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Champ libre

La platitude systémique

Par Eric Normand le 2019/03

Pourquoi la matière sonore qui est désir, chaleur, quand elle est contrainte par des idées, dans des formes, me semble-t-elle comme assoupie, anéantie?

 – Michel Doneda

On entend de plus en plus parler de racisme systémique; cette discrimination qui se cacherait non pas dans des intentions énoncées, mais bien dans les formes, dans les structures de nos tissus sociaux.

Pour certains, la seule supposition qu’il existe une forme de racisme qui soit indépendante de leurs actes et paroles est une angoisse innommable.

En tant que compositeur de musique, il y a longtemps que j’attends qu’on en parle. Je suis bien convaincu que les formes nous disent souvent plus que les propos et qu’il y a anguille sous roche. Mais, bon, peut-être que le racisme n’est pas une anguille et qu’il y a beaucoup plus qui s’y cache? Force est d’admettre que ce n’est pas dans un billet d’humeur d’un journal gauchiste qu’on trouvera la solution au racisme – pas plus qu’on y trouvera une recette d’anguille qui en vaille la peine.

J’ai toujours pensé qu’on négligeait la forme et magnifiait le fond (où l’anguille loge). Pourtant, tout dans notre vie est régi par des formes : des formes issues du pouvoir, de l’économie, de consensus ou encore des décisions d’une poignée d’individus. « Avez-vous travaillé? »

On écrit une série selon les exigences des diffuseurs, on s’arrange pour fiter dans la case, on prend la carte d’un club ou on s’abonne à un service. Dans des milliers de situations, on accepte les termes et conditions, des formalités qui nous forcent à accepter certaines définitions de qui nous sommes, comme consommateurs, comme communicants, et à cautionner la manière dont la game se joue.

Dans les formulaires, dans les catégories, dans les genres, dans les âges, le langage nous forme plus qu’on le forme : on nous définit, nous formalise. Les formes disponibles font pression sur nous, nous moulent pour qu’on corresponde à un modèle, à un étalon. Toutes ces formes sont tiraillées par des centaines de groupes d’intérêt qui, tantôt pour des raisons économiques, tantôt car ils croient servir les intérêts d’une minorité, veulent avoir leur mot à dire, et le pouvoir de laisser leur marque. Dans cette situation, toute forme irréfléchie est porteuse de conservatisme.

« Je ne suis plus noir, les gars », aurait blagué Max Roach qui, fraîchement converti, observait que la mention « black » avait disparu de son passeport au profit de « muslim ».

On crée des habitudes, des genres, puis des institutions spécialisées dans des formes précises.

Et tout cela fixe les définitions, fixe le sens dans un temps qui sera bientôt le passé. On crée le meilleur producteur de hip-hop, on crée des auteurs de séries; ils font partie d’ordres professionnels et ils sont plates. Pourquoi? Parce qu’ils sont regroupés autour de différentes associations ou pratiques créées à partir de consensus sur la forme qu’ils prennent comme quelque chose d’acquis et ne mettent pas en doute. Une forme, c’est comme une personne : quand elle ne se pose pas de questions, elle est plate.

Et le marché, fort et omniscient, impose ses formes et ses définitions, sans questionnement, sans résistance. On enlève les lecteurs CD des ordinateurs, car Apple et Spotify are setting the standards.

L’économie nous sert le discours de la crise, pour nous camper sur ses définitions d’experts. Netflix investit huit milliards dans la production de contenu. La crise est le modus operandi. Le récit critique devient le double du discours officiel. Il continue de montrer comment un système se reproduit et absorbe toute forme de subversion pour en faire le moteur de son propre développement.

Et, au festival de la chanson québécoise de Paris, on se rend soudain compte que la forme, c’est comme un chapeau de paille : ça peut nous faire bien paraître dans nos sorties estivales, sauf si on est assis dessus depuis vingt ans.

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