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Pourquoi les riches votent à gauche

Par Éric Mallette le 2018/09
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Pourquoi les riches votent à gauche

Par Éric Mallette le 2018/09

L’ouvrage de Thomas Frank, Pourquoi les riches votent à gauche, porte principalement sur la transformation de la clientèle politique visée par le Parti démocrate américain. Un bref historique indique que ce parti a modifié ses statuts au tournant des années 1970 pour valoriser davantage les caucus des différentes formes de minorités, mais dans le même geste, a aussi choisi de réduire considérablement la prédominance des syndicats. Les modalités des primaires ont aussi été redéfinies pour amoindrir la voix des organisations syndicales. La coalition arc-en-ciel du New Deal, qui avait si bien réussi au parti, s’est effilochée, abandonnant les classes populaires comme clientèle principale et se recentrant sur ce que Frank nomme une classe libérale professionnelle. Ce déplacement de la base électorale a entraîné dans son sillage une modification de l’idéologie du parti. Si le Parti républicain reste fidèle à son électorat traditionnel, la grande bourgeoisie et le pouvoir des grandes fortunes, le Parti démocrate de son côté se fait le promoteur d’une autre forme de hiérarchie, celle du mérite, de l’éducation et du statut social.

La conséquence de la prédominance de cette nouvelle classe libérale professionnelle chez les démocrates : le discours du parti passerait d’un discours centré autour des thèmes de la recherche d’égalité formelle, de mesures sociales de redistribution de la richesse collective, d’un programme exprimant les besoins vécus par les cols bleus et les petits gagne-pain à un autre qui valorise le mérite, l’excellence, l’éducation, la technique, centré davantage sur les aspirations des cols blancs professionnels et des professions libérales. Or cette méritocratie que cherche à faire valoir cette nouvelle classe implique la méfiance à l’égard des mesures redistributives, car le mérite, tant qu’il peut s’exprimer, ne ressent nullement l’inégalité comme un problème à résoudre. Les Liberals sont devenus des libéraux, ils veulent être les gagnants, souhaitent être valorisés, même si cela s’effectue au détriment des conditions des autres. Tant que la mobilité des diplômés est assurée, peu leur importe la question sociale.

Politique et morale

La force du texte de Frank réside dans l’analyse des rapports de classes qui s’opèrent au Parti démocrate. Le recul de la puissance des classes populaires est contrebalancé par le succès des classes professionnelles libérales, les cols blancs intellectuels. La description de cette classe sociale est très bien livrée et on ressent bien l’influence politique et sociale que Frank cherche à nous faire voir. Ce sont des individus très bien formés, ils valorisent la compétition au détriment de la solidarité. Ce serait cette classe « de gauche » néolibérale qui aurait la mainmise sur le parti en ce moment. Ce sont des gens urbains, professionnels, qui valorisent le discours du progrès technique, de l’innovation, un discours universitaire déconnecté des milieux populaires. S’ils n’ont pas forcément les fortunes de leurs opposants républicains, ils jouissent tout de même de très belles positions sociales et, surtout, d’un fort prestige social.

Puisqu’il est aux commandes, le discours politique et social du parti est moralisateur, car, en raison de leurs prestigieux diplômes et de leur savoir-faire, ils ont un pouvoir prescriptif sur les classes inférieures. Leur autorité morale découlant de leur profession leur fait présumer qu’ils ont forcément la raison pour eux. Par conséquent, ils s’engagent de manière moralisante en politique, leurs opposants sont forcément des ignares (s’ils votent Trump), des racistes (s’ils s’opposent à Obama), des sexistes (s’ils s’opposent à Hillary Clinton) ou encore des radicaux idéologiques (s’ils votent Sanders), etc. Trop moralisateurs pour échanger et faire cheminer leurs opposants, ils se cantonnent derrière leur discours d’autorité en la matière. Leur insensibilité aux réalités des classes populaires, leur réfraction à l’endroit de l’intervention de l’État en matière de politique sociale, leur insensibilité au déclassement d’une large partie de leurs concitoyens, leur ultralibéralisme, leur moralisme à tout crin, tout cela aurait poussé les pauvres à ne plus se reconnaître dans ce parti qui ne leur parle plus.

En référence au titre de l’ouvrage, Frank nous dit que ces riches votent à gauche, le Parti démocrate est identifié comme tel, par opposition aux républicains, mais qu’il ne faut pas se tromper. Ce parti sert leurs intérêts de classe. Ils votent démocrates, car ce parti est le leur en ce moment et il est mieux positionné pour assurer la reproduction d’une forme de pouvoir basé sur le prestige. La classe qui domine le parti est une classe libérale, insensible aux maux des classes populaires, incapable d’entrer dans un rapport avec elles. Ce qui explique peut-être pourquoi les pauvres votent à droite, titre d’un ouvrage précédent de Thomas Frank.  

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