
Il y a une dizaine d’années, ma mère a reçu un diagnostic de maladie d’Alzheimer. Une maladie terrible, non seulement pour elle, mais aussi pour nous, ses enfants. Effectivement, son comportement avait changé. Elle était parfois colérique, souvent paranoïaque, accusant ses voisins de comploter dans son dos. Comme la fois où elle a accusé sa voisine d’avoir profité de la nuit pour disperser les excréments de son chien dans sa cour. Elle enrageait en racontant cette histoire qui lui semblait extrêmement crédible.
Impossible de la raisonner. En fait, elle n’avait plus accès à la raison, car elle était envahie par l’émotion. J’ai mis beaucoup de temps à comprendre. J’essayais toujours de lui faire entendre raison, mais sa raison était sourde, car les émotions criaient trop fort.
Les phases
La paranoïa s’est intensifiée. Les objets ont commencé à disparaître. Ne trouvant pas d’autre explication au phénomène, il ne pouvait s’agir que de conspiration : quelqu’un lui en voulait. Le cerveau ne voulait pas accepter sa défaillance. Et c’est devenu une spirale. Elle cachait son portefeuille afin que personne ne le lui vole, puis ne le retrouvait plus, ce qui la ramenait à la théorie du vol et du complot. Ses angoisses et sa détresse augmentaient au même rythme que le nombre de ses ennemis.
Et pour couronner le tout, son grand ami, son amour de toujours qui l’avait déçue en ne lui offrant que son amitié, est venu mourir chez elle. Elle a vécu une profonde tristesse. Mais comme à l’habitude, elle a ravalé ses larmes. Ma mère a tant avalé de larmes. Elle est une mer.
Puis-je vous dire que son état s’est détérioré? Puis-je vous parler de cette fois où elle m’a piqué une colère au téléphone, accusant mon fils de lui avoir volé un crayon ou une règle, me traitant de mauvaise mère, déversant son fiel comme un volcan crache sa lave, m’envoyant au visage toute sa détresse, son mal-être, l’anéantissement de sa raison par une émotion insoutenable?
J’ai reçu en pleine gueule un appel au secours camouflé dans la rage, dans la douleur, dans le désespoir.
La phase paranoïaque, extrêmement marquante, a été suivie de celle de l’errance. Elle marchait du matin au soir, anxieuse, se trouvant incapable de s’arrêter, sauf lorsqu’elle tombait de fatigue le soir. Elle en oubliait de se nourrir. L’anxiété dominait.
Nous avions peur qu’elle s’égare, qu’elle s’avance trop loin dans la ville, qu’elle perde ses repères. En vérité, elle s’égarait, s’avançant toujours plus loin dans la maladie, à la recherche d’autres repères.
A suivi la période, beaucoup plus distrayante, des discussions en boucle. Ma mère s’est fait un ami dans la nouvelle résidence qui avait aussi des problèmes de mémoire. Nous refaisions la même discussion sans fin. Il arrivait encore à ma mère de me reconnaître, mais je ne prenais pas de risque. Je lui disais d’entrée de jeu que j’étais sa fille préférée! Ça la faisait rire.
Pendant cette période, j’ai cessé de rêver que ma mère était seule et perdue.
Environ un an plus tard, on a dû l’envoyer au CHSLD. Son état a continué de se dégrader. Elle avait de plus en plus de difficulté à s’exprimer. Certains mots semblaient disparaître, remplacés par d’autres aléatoirement. La cohérence jouait à cache-cache avec elle. Elle ne perdait pas que la mémoire, elle perdait aussi ses apprentissages, son savoir, le contact avec la réalité.
À ce stade, je savais qu’elle ne me reconnaissait pas, mais elle acceptait ma présence.
Et maintenant
Depuis au moins deux ans, ma mère ne parle plus, ne marche plus. Elle mange à peine une purée très lisse. La communication se fait par le toucher, par le regard. Elle a encore de beaux grands yeux bleus qui parlent. Elle les plante parfois dans les miens, s’y accroche comme à une bouée, puis repart à la dérive, dans un monde auquel je n’ai pas accès.