
Je viens de rencontrer une écriture importante : une vraie écriture qui érige de la vraie littérature. Cette Bête creuse n’a rien à voir avec ces romans écrits plus ou moins contre son papa ou sa maman. Christophe Bernard a compris, avec ce premier livre, ce qui ne laisse de surprendre, ce qu’est s’investir dans la densité des mots pour recréer un espace textuel autarcique. Vraiment, la langue française, ici, est complètement réinventée. L’oralité et la culture populaire côtoient l’érudition et le clin d’œil littéraire dans un carnaval de l’épique qui (évidemment!) se déroule en terre gaspésienne. J’ai énormément d’admiration pour ce travail d’écrivain. Saluons aussi l’éditeur qui a su, il me semble, laisser libre cours à la folie de Christophe Bernard.
Très grossièrement, il s’agit de l’histoire d’un type à moitié fou qui écrit un livre sur sa famille, et qui décide de retourner dans son village natal pour visiter ses parents. Le voilà donc partir de Montréal à bord d’un taxi, conduit par une espèce de gangster de centre d’achats qui, « réinterprétant le code de la route à sa manière », descend l’autoroute 20 « qui sembl[e] bouillir sous la pluie qui se tann[e] pas. » Quelque 700 kilomètres plus tard, notre héros écrivain schizophrène à temps partiel, poursuivi à temps plein par une bête creuse, fait une entrée fracassante dans son village natal de La Frayère, lors d’un accident de voiture qui « est comme si un excité branché sur le deux cent vingt se mettait en tête d’entrer un fil dans le chas d’une aiguille; je veux dire que ça fait quelque chose de pas très beau et de quasiment impossible à raconter ». Entre-temps, il y aura des retours au passé relatant les grands épisodes de la rivalité entre deux hommes d’influence du village de La Frayère. Ce village qui sortira de ses grosseurs par l’investissement de l’imaginaire fou du narrateur qui est à compter parmi les méchants « malades mentales » de ce foisonnant roman. En parallèle de cet « entre-temps », on suivra un groupe de bambocheurs dans un chalet, engagés jusqu’aux yeux dans une chasse qui aurait pu être à l’orignal, s’il y en avait eu un. D’une drôlerie à se vomir dessus, cette bacchanale va se terminer par une expédition en skidoo dans la forêt barbouillée d’un vent de tempête. Dire que l’alcool occupe une place importante dans ce récit serait comme écrire que respirer est bon pour la santé.
Bien que ce roman ne soit pas parfait, il y a bien plusieurs longueurs et peut-être aussi un manque de tonus dans le récit, ce premier opus n’en constitue pas moins une sorte de recherche exhaustive sur un style qui ne demande qu’à se déployer. L’azur est vaste et Christophe Bernard vient d’ajouter une couleur inédite au ciel; parce que oui, il s’agit d’un roman de l’Amérique, mais d’une Amérique mâtinée d’un Québec profond, chanté déjà par un Jacques Ferron. J’ai comme beaucoup de respect pour ce genre de travail.
Christophe Bernard, La bête creuse, Le Quartanier, 2017, 720 p.