
Le 20 septembre dernier, à l’invitation du groupe de recherche Ethos, devant une salle de classe bondée à l’UQAR, Catherine Dorion, auteure des Luttes fécondes, lance en guise d’introduction qu’elle ressent une fierté complexe à « ne pas parler comme une universitaire ». Le ton de la conférence est donné. Celle dont le parcours comprend des études en relations internationales à l’UQAM et en War Studies au prestigieux King’s College de Londres, en plus d’une formation en art dramatique au Conservatoire de Québec affirme et assume qu’elle n’en a pas adopté les codes, qu’elle en rejette la grammaire rigide qui produit une façon attendue de penser.
C’est que Catherine Dorion considère que le rôle de l’artiste est de « faire remonter le ‟sentiˮ dans la conscience collective », selon le titre de la conférence, et qu’il ne peut y arriver qu’en apprenant à questionner, à secouer les multiples grammaires qui encadrent nos vies, nos habitudes, nos façons de vivre et nos façons de penser, nos interactions sociales, nos relations familiales, amoureuses et sexuelles, nos codes religieux et moraux ou politiques, notre vision du travail et de la réussite, etc. L’artiste est moins là pour proposer de nouvelles règles que pour remettre en question ce qui existe afin qu’au-delà de l’évidence supposée des multiples codes qui nous forment, nous déforment et nous enferment, nous puissions être à l’écoute des murmures de nos dissonances.
S’il serait vain de chercher des solutions en observant de nouvelles règles, c’est que, explique la conférencière, nous souffririons d’une hypertrophie des règles qui encadrent nos vies. En effet, dans le monde immensément complexe de la société de masse (occidentale et mondiale), l’ensemble de règles auxquelles nous nous référons est si vaste, si complexe, si multiple, si omniprésent, qu’elles deviennent aussi oppressantes que structurantes.
Ainsi, l’individu contemporain s’aliène à force de chercher à assimiler tous les « il faut » que lui assène le monde actuel. Pire, si nous cherchons à changer le monde, nous en répliquons souvent la forme oppressante et déprimante à travers la recherche de nouvelles règles et nous nous convainquons nous-mêmes que c’est ce qu’il nous faut.
Que faire alors? Est-il simplement question de fouiller nos émotions, notre « senti » privé et de s’exprimer en enfant enragé contre un système ressenti comme inique? N’y a-t-il pas là un danger que la rage légitime que l’on peut éprouver contre l’injustice s’épuise en un vain cri, ou pire qu’elle se détourne vers les sirènes antisystèmes de l’extrême droite?
Désirer ce qui n’est pas encore
Pour la conférencière, c’est là que l’artiste doit jouer son rôle. D’abord à l’écoute de l’inconfort qu’il voit poindre en lui face aux structures et aux règles existantes, l’artiste peut produire une œuvre qui est susceptible de provoquer chez les récepteurs une « résonance », qui soulèvera leur propre « magma » intérieur, qui leur arrachera un « Oui ! C’est ÇA que je sentais, que je vis ! Il faut que tu voies ça ! » Cet élan peut faire émerger de nouveaux possibles si suffisamment de gens partagent ce sentiment, ce désir pour ce qui n’est pas encore. Nulle garantie cependant que le processus fonctionnera. Mais pour faire naître demain, il faut d’abord faire naître le désir, et on ne peut voir apparaître ce désir en recourant à des arguments abstraits, à des promesses de nouvelles règles, mais en faisant émerger la force de notre refus de ce qui est et l’espoir de ce qui peut être. C’est par la recherche de cette « résonance » que l’on dépasse le simple cri dans la nuit et, comme cette « résonance » est partage, qu’elle vise à faire s’élever les voix à l’unisson, elle est aux antipodes du tintamarre de l’extrême droite qui vise à noyer les voix de l’Autre sous celles, tonitruantes et discordantes, de ses leaders.
Catherine Dorion nous invite donc, lorsque tout nous semble injuste, à nous rappeler la force de négation de l’art pour faire naître les possibles qui ne sont pas encore, cachés sous les strates de la fausse évidence de ce qui est. Elle rejoint là le philosophe Max Horkheimer « Peu importe [qu’on nous dise fous], c’est notre cri, c’est notre douleur, ce sont nos larmes. Nous ne laisserons pas notre colère se diluer dans la réalité, c’est au contraire la réalité qui doit céder face à notre cri. Dites de nous que nous sommes des enfants, des adolescents, peu nous importe, car notre point de départ, c’est notre cri. »
Catherine Dorion a publié en 2014 Même s’il fait noir comme dans le cul d’un ours (Cornac). Son récent ouvrage, Les luttes fécondes (Atelier 10), figure au palmarès des essais québécois les plus vendus depuis sa parution.