L’été coule à sa perte comme un nageur qui n’a plus de forces. Il vacille sur son socle comme les statues de ces mythiques héros déchus que les peuples opprimés s’empressent de déboulonner dès que le point de bascule entre la terreur et la libération est atteint. L’été « s’évanescence » comme un vaisseau fantôme qui disparaît dans la brume, nous laissant la mémoire d’une lueur ardente achevant de se consumer. Il a beau de temps à autre fanfaronner quelques jours encore, pavoisant brièvement nos heures d’une lumière et d’une chaleur lénifiantes, n’empêche qu’il a l’automne accroché à ses basques, le froid tapi au revers de ses frusques, et le ferment de l’hiver qui fomente sa revanche, enfoui douillet au creux même de ses gênes. L’été est un traître fallacieux qui s’amuse constamment à nous faire des accroires, laissant jaillir le plus beau et le plus cochon de la vie : sandales, bermudas, échancrures béantes sur des dunes dorées, couchant saignant de rose et de pourpre pendant que fond le sel cerclé au rebord des coupes débordant de margarita. L’été se fout de notre gueule et nous fait payer cher ses salves de vent chaud et ses torrides avances. L’été est un salaud qui ne tient jamais ses promesses.
Déjà qu’au plus fort de sa vigueur, au beau mitan de sa brève et juvénile énergie, il a commencé à laisser tomber sa ramure. Ainsi deux proches, chacune portant le prénom de Lise, ont-elles été emportées au cours de ces derniers mois. Deux battantes qui se sont accrochées comme ce n’est pas possible, luttant avec l’énergie du désespoir autant contre le spectre qui cherchait à les dévorer que contre ces horribles cocktails chimiques supposément injectés pour les prévenir contre le mal. Il en est ainsi de vieillir, on se sent comme une vigie se tenant encore droit sur la proue du navire, entouré de quelques bons camarades, mais la camarde ne se tient jamais loin qui effectue des trouées constantes au sein de l’équipage, lambeaux de vie en démanche, et on ne sait jamais qui sera le prochain ou la prochaine, de quel côté le vent morbide soufflera à nouveau. L’été est un éternel ado, aussi insouciant qu’il est aveugle, et comme pour tous les adolescents, la mort est pour lui un concept abstrait, une simple fantaisie sans conséquence qui se décline avec fracas sur les écrans cathodiques sans pour autant faire de véritables victimes. L’été meurt sourire en coin, car il sait que ce n’est que partie remise et qu’il sera à nouveau du rendez-vous… l’été prochain. Y serons-nous?
Il y aura eu au cours de cet été toute la magie et toute l’horreur du monde conjuguées en une troublante courtepointe qui fait qu’on ne sait plus où donner de la tête ni du cœur. Les atrocités commises au nom d’Allah, voitures fonçant dans des foules de vivants dont le seul tort est de s’être retrouvés au mauvais endroit au mauvais moment; matin magique engoncé dans la brume, un majestueux héron se tenant en bordure de la route et, un peu plus loin, un chevreuil planté droit sur le pavé, ses grands yeux curieux braqués dans notre direction. Il y aura eu un formidable séjour à Gould au cœur d’un univers littéraire éclaté, et le cri et les larmes d’Alan à la vue des décombres de la Vieille Forge achevant de se consumer, à quelques encablures de cette baie où son grand-père et un autre des siens se sont noyés jadis.
Je reviens de la ville porter assistance à deux orphelines quelque peu naufragées au cœur du maelstrom de l’âge et de la vie; nous les avons aidées à transbahuter leur univers ici, sur les bords du grand fleuve, dans l’espoir que le vent du large leur sera favorable. On ne déchire pas le tissu sans créer de lambeaux. Je m’en vais dans l’automne avec toutes ces marques laissées par l’été, ces brûlures sur la peau qui pénètrent jusqu’à l’âme. Les feuilles me tombent des mains une à une, ne restera plus bientôt que le squelette des grands arbres plaqué contre un ciel misérable. Ce n’est pas la détresse mais ce n’est pas non plus l’enchantement. Encore heureux d’avoir ces milliers de regards complices – les vôtres – penchés sur ma prose. Encore heureux de sentir la solidité de cet invisible cordon qui me relie à chacun et chacune d’entre vous, et qui me permet de désirer encore une fois que la tiédeur du vent chaud de l’été me caresse à nouveau la carcasse. Merci d’être là et de veiller ainsi, anonymes au creux même de ce silence attentif.