Champ libre

Quel monde pour quels fils?

Par Philippe Marcotte le 2017/05
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Quel monde pour quels fils?

Par Philippe Marcotte le 2017/05

Peut-on, par amour, élever ses enfants sans tendresse? Dans La terre des fils, c’est le choix que fait un père pour ses deux enfants : pour leur bien, afin qu’ils puissent faire face au monde post-apocalyptique qui est le leur, faire face à ce qu’est devenu le monde après « la fin ». De cette fin, on ne saura rien dans ce roman graphique signé Gipi, sinon qu’« après la fin, aucun livre ne fut plus écrit ».

Sur cette terre en ruine, les quelques survivants doivent faire face à un environnement littéralement pourri, un monde désocialisé, sans civilisation ni culture, et donc éminemment violent. C’est dans ce contexte que le père choisit de garder ses enfants illettrés et ignorants de tout ce qui n’est pas immédiatement nécessaire à leur survie. Il interdit l’usage des mots qui évoquent la tendresse; il interdit même le souvenir d’« Elle », leur mère. Ses deux fils, de fait, sont des brutes. Ils détroussent les cadavres, volent, tuent un chien pour se nourrir, ignorant que, quelques années auparavant, il aurait été un ami.

Si les mots tendres, tout comme les livres, ne semblent plus avoir de raison d’être, le père tient pourtant un journal. On devine que, dans ce petit cahier noir, son amour s’exprime autrement. Mais les fils illettrés ignorent tout de son contenu. La quête pour en percer les secrets occupera bien vite toute leur attention, et la nôtre. Dans une fascinante prouesse narrative et visuelle, le cahier s’impose, physiquement, au cœur de La terre des fils : après ce passage, véritable point d’orgue graphique, le récit et le rythme basculent complètement.

Le cahier donne ainsi au roman graphique de Gipi toute sa complexité et sa profondeur, nous entraînant dans une réflexion sur le langage et l’écriture : sur la nécessité de témoigner, de dire le monde, ne serait-ce que pour soi-même. Le travail de la langue est d’ailleurs soutenu tout au long de l’œuvre : il faut souligner le soin apporté par l’auteur (et la traductrice, l’ouvrage étant paru en italien) à la langue des enfants, une langue ramenée au plus simple, donc au plus cru. Le dessin est à l’avenant : dru, brut, rude, presque primitif (en apparence). L’ensemble est très puissant.

Comme d’autres récits du genre, La terre des fils force une réflexion sur la nature humaine, sur la nécessité de la culture, de la morale, de la mémoire. Et une réflexion, a contrario, sur l’ignorance, qui ouvre toute grande la porte au mensonge et à la manipulation. Heureusement, l’auteur ne se limite pas à nous dire à combien bas peut tomber l’être humain, à imaginer ce que serait l’état sauvage des humains. Le tableau peint par Gipi est frappant parce que minutieusement constitué et absolument crédible. Ce qui est même un peu angoissant, parce que, bien entendu, ce monde, immonde, n’est jamais que la suite du nôtre. Ou carrément déjà le nôtre. Ce qui rend d’autant plus pertinents ses questionnements.

La terre des fils, Scénario et dessin de Gipi, Traduit de l’italien par Hélène Dauniol-Remaud, Éditions Futuropolis, 288 p.

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