
Après avoir décrit dans La nouvelle raison du monde les dérives importantes de notre époque dominée par la mondialisation néolibérale et capitaliste, le philosophe Pierre Dardot et le sociologue Christian Laval proposent des pistes de solution dans leur ouvrage Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle. Il n’est pas difficile de montrer que nous vivons dans un monde où augmentent sans cesse la privatisation et l’appropriation privée des ressources naturelles, et où une élite économique fait main basse sur des espaces et des services publics, des réseaux de communication. C’est contre ce principe de l’appropriation privée généralisée que Dardot et Laval proposent de réorganiser la société à partir du principe du « commun ».
Les dégâts de la mondialisation capitaliste suscitent de nombreux mouvements de résistance à travers le monde. Cependant, depuis que le communisme s’est effondré, il manque un modèle qui pourrait servir de remplacement au système capitaliste. Dardot et Laval pensent que ce nouveau modèle peut être élaboré à partir des pratiques qu’on trouve dans les luttes pour défendre des communs, par exemple un cours d’eau, une forêt, un théâtre de quartier, etc. Le nouveau principe, celui du « commun », pourrait bien être la clef de la « révolution au 21e siècle ».
Construire des institutions qui libèrent
À partir des travaux de l’économiste Elinor Ostrom et du philosophe français Cornelius Castoriadis, les auteurs montrent que les résistances ne doivent pas être uniquement pensées sur une base spontanée. Les groupes qui parviennent à prendre soin de biens communs de manière durable créent des règles et des institutions démocratiques qui encadrent leur pratique. Ce fonctionnement, développé dans des luttes locales, peut servir à réorganiser l’ensemble de la société : la gauche pourra gagner si elle se met à construire des institutions qui libèrent, des institutions du « commun » pour remplacer les institutions aliénées ou oppressives propres au capitalisme. Ce concept de « commun » est susceptible de nourrir la réflexion et la pratique des groupes qui luttent pour la justice sociale, à partir d’une approche moins protestataire et plus constructive, et en évitant la seule résistance qui fait trop souvent du sur-place.
Ni marché ni État
Penser la nouvelle coopération suppose d’imaginer positivement ce que pourraient être un espace de vie et des institutions fonctionnant avec une autre logique que celle du marché. Le vieux réflexe est d’espérer que l’État intervienne pour corriger la situation. C’est oublier que sous les auspices de la mondialisation capitaliste, les États ont changé de fonction : plutôt que de défendre le bien commun, ils ont au contraire servi de levier pour imposer la logique de la privatisation marchande. Il ne s’agit pas non plus de s’en remettre à la seule liberté de l’individu, ce qui est du reste proprement égoïste et néolibéral.
Dardot et Laval cherchent à penser un lieu qui n’est ni celui de la liberté individuelle égoïste, ni celui d’un lien dont seul l’État serait le garant. Cet espace intermédiaire est pour eux celui du « commun » : un mode coopératif pour contrer la logique de la privatisation généralisée.
Il s’agit d’une forme d’autogouvernement où des gens exercent une activité collective d’auto-organisation pour prendre en charge et faire usage commun d’un lieu ou d’un bien. La coparticipation ou co-activité a pour but de prendre en charge, ensemble, la préservation d’un parc ou d’un théâtre de quartier par exemple. Les gens se reconnaissent également une co-obligation ou coresponsabilité et encadrent leurs activités par des normes de droit et des formes institutionnelles afin de gérer collectivement des ressources partagées. Cette façon de fonctionner est à l’exact opposé de la rationalité fondée sur la propriété privée égoïste, la logique du système capitaliste, précisément celle qu’il faut refuser et remplacer.
La rationalité politique alternative du « commun » est pensée par Dardot et Laval sur le terrain du droit et de l’institution démocratique. Cet institutionnalisme les place en rupture avec l’approche de la gauche radicale d’aujourd’hui, qui se méfie de toute institution au nom de l’horizontalité. Les auteurs montrent au contraire, en s’inspirant notamment du fédéralisme de Proudhon, que la liberté, la démocratie et le souci du commun ont besoin d’institutions démocratiques pour s’incarner durablement dans la pratique sociale. Ils proposent ainsi de remplacer les entreprises et la propriété privée capitalistes par une fédération de communs mondiaux.
Une des difficultés de cette approche est de savoir ce qu’il adviendra de la question de la souveraineté et de la nation, question importante au Québec, dans une perspective essentiellement conçue au présent et au futur et qui ne s’enracine dans aucune appartenance antérieure. Si cette question mériterait d’être clarifiée, il n’empêche que cet ouvrage a l’immense mérite de chercher à dépasser la simple résistance au capitalisme néolibéral pour proposer de réfléchir à des institutions alternatives et à un principe de réorganisation de l’ensemble des rapports sociaux. Cette ambition rafraîchissante a de quoi nourrir la réflexion de ceux et celles qui espèrent encore que le capitalisme néolibéral ne soit pas véritablement la fin de l’histoire.
Eric Martin a publié sur le site de l’IRIS un document de réflexion sur l’ouvrage de Dardot et Laval.
Pierre Dardot et Christian Laval, Commun : essai sur la révolution au XXIe siècle, La Découverte, 2014.