
Ça tombe bien, une édition sans dossier spécial parce que je suis un dossier ordinaire. Mon numéro est 1328 B.
En haut, à la direction, on me déconseille prudemment de rédiger cet article. Après des décennies à œuvrer comme journaliste aux affaires politiques et culturelles, à kidnapper Brel avec une bande d’étudiants, à me lier d’amitié avec Dalida, ou à célébrer Noël avec Pauline et Godin, le grand patron a saboté mon accès haute vitesse, pénétré dans mon bureau pour me retirer un à un tous mes dossiers. Mes mots ne passent plus au comité de rédaction. La seule colonne qui me reste est vertébrale. Le bureau des opérations m’a informée qu’il faudrait que je quitte lentement, que j’avance vers la sortie.
Ce que je fis. Ensuite, j’ai attendu en bas de la liste. Pour me refaire une place, il fallait que quelqu’un disparaisse. Et moi de même au final. Ma fille a rassemblé quelques souvenirs de ma carrière dans des cartons. Maintenant, je lui cède ma parole. À tantôt.
« Le bureau des opérations, en haut à la direction, le grand patron, le comité de rédaction » : le cerveau de ma mère. Il a cessé de donner des ordres, s’est mis à fonctionner comme on agite un kaléidoscope. Comme des lettres de moult alphabets mêlés dans le même chapeau, où ni points ni virgules ne trouvent place dans la phrase suspendue. Une boîte à penser où l’algèbre compliquée est identique au plus simple calcul, rien n’est résolu. Ma mère avec une bouche scellée serré qui se demande à quoi sert une fourchette, pourquoi on insiste pour la faire boire à la paille. Ma mère qui ose le joual et sacre quand on l’embrasse tendrement ou qu’on glisse une main dans ses cheveux, qui jure quand on tutoie son intimité. Dire qu’elle nous interdisait strictement les mauvais accords, les affrications et toute autre offense à sa langue chérie.
Ma photo souvenir, la voici. J’ai accompagné ma mère souffrant d’Alzheimer jusqu’à son dernier respire. Morte le 17 septembre 2012 au bout d’atroces souffrances qui auront duré neuf jours parce qu’échappée dans le corridor devant une préposée débordée, mal formée, engagée en free-lance dans une agence. Le crâne fracassé, le visage tuméfié, le sang dans les yeux et des galles sur les lèvres, ma mère ne m’a pas dit adieu. Quinze minutes après sa mort, sans m’avoir préalablement donné de la documentation et bien préparée à la situation, on m’a dit qu’il fallait, je cite, « débarrasser le cadavre de ma mère », car, au CHSLD privé conventionné où elle était hébergée, il n’y avait pas de frigo.
Prise entre la profonde tristesse de sa vie à peine achevée et l’indignation, j’ai dû en mode accéléré signer et répondre au protocole : faire la promesse de vider la chambre 1328 B du corps de ma mère le soir même et de ses effets personnels le lendemain. Faire sur place de suite, moins de 30 minutes après son décès, des recherches pour trouver une maison funéraire qui viendrait rapidement récupérer le « cadavre ».
Une fois devenue inapte pour entrer en résidence semi-autonome, ma mère a été hospitalisée pour être évaluée, ce qui aura duré quelques semaines. Pour qu’elle soit placée dans un CHSLD de ma région, le temps d’attente était d’au moins trois ans, la procédure étant de donner priorité aux gens habitant d’emblée la région. L’argument selon lequel il ne faut pas déloger les bénéficiaires de leur secteur ne tient pas la route quand il s’agit d’une personne seule, dont tout le réseau d’amis est déjà incinéré et enterré, et que le seul membre de sa famille encore vivant n’habite pas ledit secteur. Faire 100 km par jour pour visiter ma mère n’était pour moi ni envisageable ni possible.
Les fesses au chaud
Après son placement, mon premier réflexe en visitant ma mère était de lui faire la bise et pas nécessairement d’aller baisser sa culotte… habitude que j’aurai rapidement prise par la suite, voui! Au CHSLD où ma mère résidait dans ses derniers milles, on fonctionne avec un quota et on mesure au doigt et à l’œil si les usagers peuvent être changés. En aparté, on me chuchotait qu’il s’agissait d’un ordre de l’administration. Certains préposés donnaient des couches-culottes en cachette, terrifiés à l’idée que la direction en ait vent.
À bientôt donc, dans un CHSLD près de chez vous, un numéro, un lit, votre place. Mais pendant que l’on parle beaucoup et que l’on agit peu, ayons bon pied bon œil. Que le fond des choses ne reste pas à la surface. Hic et nunc, que l’indignation passe le cap de la une et du show mar-ke-ting que le ministre de la Santé, Gaétan Barrette, a bien voulu orchestrer, avec son invitation à un buffet à 5 000 $ aux frais des contribuables il y a quelques semaines.
S’indigner ne suffit plus. L’austérité ne convient dignement pas, point barre…tte.