
Deux ans se sont écoulés depuis que l’actuel gouvernement libéral a été élu. Philippe Couillard nous avait promis un retour aux « vraies affaires » : qu’en est-il après un demi-mandat?
Dès son entrée en fonction, le gouvernement a arrêté son choix sur quelques orientations générales. Deux d’entre elles portent plus à conséquence pour les régions : la conception du pouvoir et le rapport privé-public.
Examinons brièvement la seconde. On le sait, les valeurs libérales privilégient l’entreprise privée plutôt que le régime public. Le gouvernement a vite donc annoncé la couleur : il fallait donner un sérieux coup de barre et effectuer des choix douloureux afin d’assainir les finances publiques et atteindre l’équilibre budgétaire. Austérité (terme utilisé par les partis d’opposition et la majorité de la population) ou rigueur budgétaire (terme favorisé par le gouvernement et le Parti libéral) ? Oublions ce débat sémantique et examinons les effets de cette rigoureuse austérité.
Considérons par exemple les salaires de trois acteurs sociaux, des plus pauvres aux mieux nantis. L’entente de principe intervenue fin 2015 accordait 6,75 % d’augmentation sur cinq ans aux employés du secteur public, montants auxquels il faudra ajouter les résultats de l’exercice de relativité salariale en 2019. Au même moment, le gouvernement accordait une augmentation de 42 % sur cinq ans aux médecins spécialistes et de 34 % aux généralistes. Selon des calculs récents, entre 2010 et 2020, la rémunération des médecins aura ainsi augmenté en moyenne de 87,5 % (93 % pour les spécialistes et 78 % pour les omnipraticiens). La disproportion créée était si flagrante que certains médecins, embarrassés, ont formé un regroupement appelé le MQRP (Médecins québécois pour le régime public), qui dénonce cette hausse « indécente » et déplore du même souffle que les lois récentes facilitent en outre l’incorporation de la profession, ce qui permet des diminutions d’impôt. Pendant ce temps, le projet de loi 70 propose diverses coupes dans les prestations déjà faméliques des bénéficiaires de l’aide sociale.
On le constate, depuis sa mise en place, la rigoureuse austérité demande officiellement à tous de contribuer, tout en opérant des choix très sélectifs. La conséquence crève les yeux : les mieux nantis s’enrichissent à vue d’œil, les plus pauvres continuent de s’appauvrir, tandis que la classe moyenne peine à conserver son pouvoir d’achat. Le fait que MM. Couillard et Barrette soient eux-mêmes médecins contribue sans doute à cette situation, mais c’est anecdotique. En effet, l’augmentation spectaculaire des écarts s’explique autrement : la distribution inéquitable de la richesse collective, dont l’État est pourtant en principe le garant, reflète simplement l’échelle de valeurs libérales, entre autres l’esprit d’entreprise et la liberté individuelle de s’enrichir.
On pourrait analyser bien d’autres aspects, tels le réseau public des services de garde, l’éducation, l’effort demandé aux entreprises, etc., mais on arriverait au même constat : depuis l’arrivée au pouvoir des libéraux, sous couvert d’assainissement des finances publiques ou d’équilibre budgétaire, on creuse les écarts sociaux, en plus d’affamer le secteur public afin de nourrir le privé. Dans une ville comme Rimouski, où le secteur tertiaire représente plus de 80 % des emplois, les conséquences de cette privatisation tranquille de l’État sont désastreuses. Et comme cette capitale régionale, à la fois religieuse, administrative, judiciaire et éducative, constitue le centre névralgique du Bas-Saint-Laurent, c’est toute la région qui en pâtit.
Déjà dommageable pour les régions, cette grande orientation s’ajoute malheureusement à une autre plus grave encore, la conception du pouvoir.
Depuis son arrivée, le gouvernement a entrepris diverses réformes centralisatrices, celles du ministère de la Santé sont particulièrement représentatives. Elles vont en général dans le même sens : centraliser le pouvoir pour le concentrer dans les mains du ministre Barrette. Ces réformes pyramidales ont amputé les régions d’une effarante série d’organismes représentatifs, comprimant leurs budgets, réduisant leur personnel ou les faisant purement et simplement disparaître. On se souvient que le mouvement Touche pas à ma région avait recensé pas moins d’une trentaine d’exemples dont certains assez dramatiques tels les CRÉ et les CLD. Ces choix, une fois encore éminemment sélectifs, ont réduit les services à la population et privé les régions d’importants outils de développement; surtout, ils ont affaibli le palier de gouvernance régionale, qui doit servir de pont entre le fédéral et le provincial d’une part, le municipal de l’autre.
Cette raréfaction des lieux de pouvoir diminue le contrôle de la société civile sur les choix gouvernementaux. Ajoutée à l’augmentation des inégalités, elle ouvre la porte aux excès. Pourtant, comme dans le cas de l’austérité sélective, il faut se garder d’expliquer la corruption par de simples facteurs psychologiques, l’appât du gain venant seulement conforter une cause politique. Outre la perte d’expertise du secteur public liée aux politiques libérales, souvent dénoncée, un facteur plus fondamental est ici en cause.
En démocratie, l’alternance est normale et bénéfique. Or, en 2018, date probable des prochaines élections, le Québec aura été dirigé par un gouvernement libéral pendant treize ans sur quinze, peut-être plus s’il est réélu. Et, le bref intermède du gouvernement minoritaire de Madame Marois (2012-2014) excepté, on observe une réelle continuité : Couillard a emboîté le pas à M. Charest (2003-2012) dont il fut, pendant cinq ans, ministre de la Santé et des Services sociaux. Disons-le sans ambages : la crainte de perdre le pouvoir constitue un rempart plus efficace contre la corruption que le sens moral et sa faillible éthique individuelle; une peur salutaire facilite l’intégrité. En son absence, le cynisme s’enracine, comme le montrent les scandales récurrents au ministère des Transports, qui se poursuivent, même après avoir été mis au jour par la commission Charbonneau. Je fais bien évidemment référence à l’alerte lancée cet hiver par le ci-devant ministre des Transports, Robert Poëti, démis de ses fonctions, et par Annie Trudel, ex-enquêteuse de l’UPAC.
Les grandes orientations servent des valeurs, voire une idéologie. La rigueur budgétaire ne devrait pas constituer un programme politique, mais tout au plus un mode de gestion. Actuellement, la concentration du pouvoir et l’affaiblissement concomitant du secteur public et des régions manifestent la mainmise d’un parti et de ses valeurs sur l’État. À quand une saine alternance?