Champ libre

Douze nouvelles contre l’oubli

Par Charlène Deharbe le 2016/09
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Douze nouvelles contre l’oubli

Par Charlène Deharbe le 2016/09

Présenté comme une « forme d’autofiction mâtinée d’humanisme », La pharmacie à livres et autres remèdes contre l’oubli, publié en novembre 2015 aux éditions de L’instant même, est un recueil de douze nouvelles, dont la deuxième donne son titre à ce livre de quelque 120 pages. La facture de l’ouvrage, dont la première de couverture d’un beau bleu gris représente quelques fioles d’apothicaire, est sobre et élégante.

Chaque nouvelle – excepté « L’art de mourir » – raconte un événement important de la vie du protagoniste et narrateur Claude, depuis ce jour où il a quitté le ventre de sa mère jusqu’à cette époque où sa compagne Zabeth et lui-même doivent faire le deuil d’un enfant mort-né. Entre ces deux événements, on suit avec bonheur le personnage dans ses nombreuses pérégrinations qui nous font voyager dans l’espace, de Saint-Modeste, son village natal, à Bruxelles, en passant par Ouinipigon (Winnipeg), où il occupe brièvement la « chaire de l’Université du Grand Manitou en télékinésie »; mais aussi dans le temps, de l’an 1521 à Anderlecht, où Érasme trouve refuge chez un ami, à cet après-midi de mars 1977, où Hubert Aquin met fin à ses jours, suicide que le narrateur met en parallèle avec celui de Jean Potocki à Uladowka en 1815. C’est dire la profondeur culturelle que prend le récit de soi dans ces pages.

De fait, si les nouvelles suivent un ordre chronologique, le narrateur multiplie les sauts dans le temps, rompant ainsi toute monotonie et conférant à son récit vivacité et piquant, tout en l’ouvrant sur de plus vastes perspectives. Ainsi, dans « La tortue sur le dos », qui raconte le grave accident de voiture qu’il a eu, le narrateur nous conduit, à travers des bribes de conversations désordonnées, aux urgences de l’hôpital, sur les lieux de l’accident ou dans la salle de radiographie.

C’est avec une grande lucidité et une émouvante sincérité, mais aussi une drôlerie des plus réjouissantes que le narrateur conte ses désillusions, ses blessures et ses drames. L’enfant qu’il était, relégué « aux tâches subalternes, comme le nettoyage de l’étable », se découvre, par exemple, « une sorte de parenté avec Hercule, le demi-dieu de l’Antiquité qui, parmi ses travaux, dut nettoyer les écuries d’Augias ». À la lecture surgit avec évidence ce « goût pour les mots » qu’il nous communique en multipliant les jeux de langage (son « physique de canard claudiquant » rappelle l’étymologie de son prénom), en reprenant des graphies ubuesques (« hénaurme » pour « énorme »), en réinventant des expressions (« faire la réunion buissonnière ») ou en jouant avec l’onomastique (on pense au doyen des études inférieures, Alonzo Laterreur). Au-delà de ce goût pour les mots et, plus généralement, de cet amour pour les livres, on est également frappé par des réflexions dignes d’un moraliste dont le regard, tourné vers le passé, rêve parfois d’un autrefois disparu : « Le savoir libre est un scandale dans notre monde. Il doit toujours être mis au service d’une cause […], il ne peut être une fin en soi. Triste époque que les Anciens renieraient, eux pour qui le savoir était la quête désintéressée de la vérité », mais qui reconnaîtraient pourtant leur élévation d’esprit dans cet ouvrage si moderne.

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