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Une archéologie du livre, de la lecture et de l’imaginaire

Par Claude La Charité le 2016/07
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Une archéologie du livre, de la lecture et de l’imaginaire

Par Claude La Charité le 2016/07

Le patrimoine imprimé ne bénéficie actuellement d’aucune protection au Québec, contrairement au patrimoine bâti inscrit dans la loi ou au patrimoine immatériel protégé par une convention de l’UNESCO. Ces collections de livres anciens, menacées de disparition du fait qu’elles appartiennent à des propriétaires souvent privés, sont une richesse à valoriser, pour faire en sorte que leur jouissance et leur consultation soient publiques et accessibles à l’ensemble de la collectivité.

Trop souvent depuis la Révolution tranquille, ces collections de livres patrimoniales ont été vendues à la pièce ou en bloc. Dernier exemple en date : la vente chez Iégor, à Montréal, du fonds ancien de la bibliothèque Fraser Hickson. Parmi les titres proposés, on comptait une trentaine de volumes ayant appartenu à Louis-Joseph Papineau, dont les quatre tomes des Mélanges de littérature et de philosophie du 18e siècle d’André Morellet. Or, cette vente aux enchères a eu lieu le 4 juin dernier, moins de deux semaines après la Journée nationale des patriotes. Voilà une manière assez singulière de célébrer la mémoire du chef des patriotes!

Pour contrer cette perte programmée, certaines initiatives ont été lancées depuis une décennie. Ainsi, depuis 2004, le projet d’Inventaire des imprimés anciens du Québec (IMAQ) vise à cartographier l’état des collections patrimoniales de livres, souvent méconnues, rarement cataloguées, conservées dans les fonds d’anciennes maisons d’enseignement (séminaires, collèges classiques), de congrégations religieuses et d’associations et d’instituts divers. L’inventaire, accessible en ligne1, accorde une importance particulière aux marques de possession (ex-libris, ex-dono, soulignements, annotations). L’UQAR, qui participe aussi à cette initiative, a ainsi accueilli en 2006 au Centre Joseph-Charles Taché la collection du Grand Séminaire de Rimouski. Elle a procédé à son inventaire et à la numérisation de ses pièces rares et uniques, qui sont maintenant disponibles en ligne2.

À l’heure où se multiplient les projets de numérisation massive des livres anciens (Google Livres, Gallica, etc.), ce patrimoine imprimé reste unique et irremplaçable, et cela même alors qu’il existe en ligne des fac-similés d’autres exemplaires des mêmes éditions. C’est qu’en effet, par leurs marques de possession, ces exemplaires patrimoniaux témoignent de la circulation des imprimés au Québec depuis les débuts de la Nouvelle-France, de la place et de la valeur symbolique du livre et de la culture au sein de notre société, de la constitution des bibliothèques publiques et privées, bref de la manière dont, très tôt et bien avant la Révolution tranquille, le livre a joui d’une importance prééminente au sein des communautés religieuses, des maisons d’enseignement, des élites et parfois même, des lecteurs de condition plus modeste.

Comme le dit l’adage latin, habent libelli sua fata : chaque livre a une destinée et raconte une histoire singulière. À titre d’exemple, on peut évoquer l’exemplaire, conservé à Montréal, du Miroir des religieux (1585) de Louis de Blois, revêtu d’une reliure aux armes d’une des confréries d’Henri III et portant lex-libris de Pierre Boucher, fondateur et seigneur de Boucherville, premier colon de la Nouvelle-France à avoir été anobli. On peut aussi penser aux Mémoires militaires sur les Grecs et les Romains (1760) de Charles Guischardt, offertes en gage d’amitié au futur héros de la bataille de la Châteauguay, Charles de Salaberry, par son père. Cet exemplaire est aujourd’hui conservé à Sherbrooke.

Ce patrimoine imprimé ne témoigne pas seulement de la trajectoire singulière de certains livres. Il éclaire également la constitution des premières bibliothèques collectives et de la manière dont l’accès au livre a été contrôlé ou, au contraire, facilité à certains moments cruciaux de notre histoire. Dans les années 1840 et 1850, divers instituts et associations littéraires ont été fondés pour remédier à l’absence de bibliothèques publiques. C’est ainsi qu’en avril 1855 a été mis sur pied l’Institut littéraire de Rimouski grâce au don que fit Joseph-Charles Taché de 500 volumes de sa bibliothèque personnelle. Ces livres ont été ensuite offerts au Collège de Rimouski qui devint Séminaire en 1870. Ils constituent la pierre d’assise de la première bibliothèque publique de l’Est du Québec. Or, cet Institut visait à promouvoir le savoir et la culture auprès de ses membres issus de toutes les classes de la société, depuis les paysans et agriculteurs jusqu’aux élites des professions libérales (avocats, notaires, médecins).

Enfin, dans de rares cas, ce patrimoine imprimé, tout matériel qu’il soit, donne aussi accès à quelque chose de plus intangible, mais d’essentiel à la compréhension de notre culture. Lorsque les exemplaires ont appartenu à des écrivains, ils dévoilent un lieu privilégié de l’invention littéraire. Ainsi, en consultant Le Leharpe de la jeunesse (1824) d’A.-A Clérisse portant l’ex-libris manuscrit de Philippe Aubert de Gaspé et conservé dans une collection privée, on lit, par-dessus l’épaule de l’auteur des Anciens Canadiens, l’un des manuels scolaires les plus influents dans l’enseignement de la littérature au début du XIXe siècle. On peut aussi évoquer l’édition des Entretiens sur la pluralité des mondes (1885) de Fontenelle, comportant l’étiquette d’ex-libris d’Honoré Beaugrand et aussi conservé dans une collection particulière. Ce journaliste, écrivain et homme politique disposait sans doute de la plus riche bibliothèque littéraire de son temps, dans laquelle il a puisé ses idées libérales, inspirées des Lumières, qui font aujourd’hui sa renommée, avec, bien sûr, La Chasse-galerie dont il est l’auteur.

Le patrimoine imprimé, avant d’être une collection de livres rares et précieux, est d’abord une fenêtre ouverte sur notre rapport au savoir et sur la formation de notre imaginaire collectif.

1. Inventaire des imprimés anciens du Québec : oraprdnt.uqtr.uquebec.ca/pls/public/gscw030?owa_no_site=3441.

2. centre-joseph-charles-tache.uqar.ca

 

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