Actualité

Les murs lisses de la peur

Par Christine Portelance le 2016/05
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Les murs lisses de la peur

Par Christine Portelance le 2016/05

Avoir peur,

c’est penser continuellement à soi […].

 — Cioran

PEURS BLEUES

Peur de l’eau, du noir, des fantômes, peur des araignées, des serpents, de l’avion, des aiguilles, peur du rejet, de l’échec, du changement, peur de perdre la face, d’être seul, de ne pas être à la hauteur…

Peur de l’autre. Peur de l’avenir. Peur de la mort.

Certaines de ces peurs sont universelles, d’autres ne sont que de petites misères. Comme l’écrivait déjà Sénèque à Lucilius, « il y a plus de choses qui nous font peur que de choses qui nous font mal ».

SE CONTER DES PEURS

Il suffit de répéter j’ai peur, j’ai peur, j’ai peur, pour se rendre compte que la peur est une raison suffisante d’avoir peur. Le Refus global (1948), d’où est tiré le titre de cette chronique, était un manifeste contre la peur, celle d’un peuple timoré, brisé par la défaite, et un appel à l’ouverture et à la créativité. Borduas avait raison lorsqu’il affirmait : « Du règne de la peur soustrayante nous passons à celui de l’angoisse. » L’angoisse, cet état psychique engendré par la sensation d’un danger si vague qu’on ne sait le nommer, mais qui se calme lorsqu’on arrête de ruminer.

La peur d’avoir peur : en 2014, le mot référendum semble avoir été si anxiogène qu’il a permis de reporter au pouvoir ce parti politique qui, pourtant, n’avait pas réussi à faire entièrement la preuve qu’il n’était pas corrompu. Sommes-nous des ruminants?

En Europe, certains groupes s’agitent, les réfugiés inquiètent; on regrette les frontières d’antan, le rêve d’une grande Europe est mis à mal. Chez nos voisins, Trump souhaite construire un mur contre l’immigration. Israël a déjà son mur de la honte.

UNE NOUVEAUTÉ

La peur de la « grosse dinde noire ».

SEMER LA TERREUR

La peur s’utilise aussi comme arme de destruction massive : de jeunes kamikazes se transforment en bombes vivantes dans le but de punir l’Occident d’être l’Occident. Inoculer la peur — en espérant qu’elle se propage et provoque une polarisation virulente entre musulmans et non-musulmans — répond à un désir d’anéantissement dont les musulmans sont les premières victimes.

Au Québec, comme le dit un humoriste, on a plus de chances de gagner à la loterie que de se faire tuer par un terroriste, mais le terrorisme alimente l’anxiété ambiante.

MAL-ÊTRE DE L’ABONDANCE

L’anxiété est une forme atténuée de la peur, elle se distille de nos jours dans les moindres interstices. Vous vous sentez anxieux? Rien de tel qu’une bonne séance de magasinage. L’estime de soi est au plus bas? Relevez la tête au volant de votre voiture neuve. Pour un grand nombre, l’endettement est endémique et la vie un immense Walmart où l’on vous fait croire que plus vous dépensez, plus vous économisez!

Submergés par l’abondance des possibles et l’obligation de réussir votre vie, vous vous cramponnez à votre cellulaire, scotchés aux réseaux sociaux, de peur que votre image sur le mur virtuel ne devienne obsolète? La touche légère sur l’écran si lisse ne fait que remettre à plus tard la fatigue d’être soi.

VERT DE PEUR… SALUTAIRE!

S’agissant de peur biologique, l’activation de l’amygdale, en présence d’un prédateur, permet aux animaux une réponse « combat ou fuite ». Pour les « nantis » du XXIe siècle, la fuite prend souvent la forme d’un enfermement en soi (dépression ou narcissisme) ou d’une fuite en avant (addictive ou compulsive).

La peur pourrait aussi nous être salutaire, une montée d’adrénaline collective installant le mode alerte servant à débusquer les véritables prédateurs : les carnassiers de la finance, les planqués du capitalisme sauvage prêts à sucer la planète jusqu’à la moelle; les lâches alliés de l’Arabie saoudite, ce foyer de l’extrémisme religieux qui subventionne le terrorisme; les hypocrites qui affirment que l’exploitation des sables bitumineux est compatible avec la lutte contre les changements climatiques. La richesse du 1 %, dépassant les avoirs de 99 % des humains, est une tyrannie. Or « il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle que l’on exerce à l’ombre des lois et avec les couleurs de la justice », disait déjà Montesquieu.

De la peur naît parfois le courage. Un jour peut-être, une autre génération aura envie de refonder une démocratie, de récrire les paroles d’un vieil air : « L’international sera le genre humain ». Cela fait grand bien d’y croire.

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