
Avant sa mort en 2009, Pierre Falardeau projetait de faire un film mettant en scène de jeunes soldats canadiens-français dans les tranchées de la Grande Guerre. Le scénario était écrit, mais le cinéaste n’a pas eu le temps de porter à l’écran Le jardinier des Molson. Le bédéiste Forg (Richard Forgues) a entrepris de reprendre le flambeau et d’adapter en bande dessinée l’œuvre inachevée.
Le format choisi par Forg, sous forme de story-board, est inhabituel, mais les cases panoramiques permettent de dépeindre avec force toute l’horreur des tranchées : la boue, les barbelés, les odeurs, les rats, les corps déchiquetés, l’inconfort, l’impuissance dans l’attente « que ça pète ». Le dessin brut de Forg accentue l’ambiance : « À guerre brutale dessin brutal », signe avec justesse l’auteur en préface.
Les tranchées constituent le décor choisi par Falardeau pour écrire ce qui tient d’abord du pamphlet. Le thème est planté en quelques pages : l’exploitation des valeureux Canadiens français par les vils Anglais, dans les tranchées comme au pays. Et ça finit comme ça commence, avec un héros (un gars des Boules dans le Bas-du-Fleuve) qui réalise à son retour de la guerre que les Canadiens français sont« des nègres blancs », « traités comme d’la marde », qui se sont « faite fourrer » et qui sont « là à crever comme des chiens pour défendre l’Empire britannique ».
Et tout y passe : la mainmise des riches Anglais sur la politique, les « maudits journalistes », la corruption, le patronage, le vol de terres aux Indiens et aux Métis dans l’Ouest, l’exploitation des ouvriers dans les mines, celle des pêcheurs en Gaspésie, des bûcherons, des jardiniers, des servantes. On a aussi le contrôleur de train qui ne parle pas français (« So, speak white »), sans oublier le « French Canadian de service », incarné par un certain « capitaine Pratte » : un « chieux », un « maudit bâtard », un « licheux d’cul » qui ne fait que suivre les ordres. Pas de doute, c’est du Falardeau : on reconnaît le discours aussi bien du Temps des bouffons, d’Octobre que d’Elvis Gratton.
Le problème, c’est que la diatribe s’étend sur quatre cents pages. À la longue, ça saoule. À force de rempiler, de ressasser les crimes des « maudits Anglais », on a l’impression de remâcher les racines du mal, sans regard vers l’avenir. Il se dégage en fait, un peu tristement, une certaine rancœur dans l’ouvrage, un ressentiment devant les injustices de l’Histoire, mêlés par moments à un désir de vengeance un peu malsain (la violence de la dernière scène provoque un malaise).
Le passé laisse des marques profondes, certainement. Et le devoir de mémoire est essentiel. Le travail de Falardeau en fait partie. Avec Le jardinier des Molson, on a malgré cela un sentiment de redite par rapport à cette mémoire, vis-à-vis notamment des autres films de Falardeau. Au final, le polémiste enfonce avec ce dernier récit des portes déjà grandes ouvertes par sa propre œuvre.
Le seul regard vers l’avenir de l’ouvrage est dans les mots du héros, qui affirme que « les enfants de mes enfants oublieront pas ». Mais les plus jeunes descendants du jardinier des Molson n’ont justement peut-être plus envie de haïr les « blokes ». Et pas forcément par ignorance des événements du passé, ou du présent. « Ne pas oublier » n’implique pas de continuer à haïr.