Le hasard a voulu que, en même temps que je découvre la toute nouvelle version des Pays d’en haut produite par Radio-Canada cet hiver, je réécoute aussi les vieux épisodes du Temps d’une paix, classique des années 1980 dont le coffret se trouvait sous mon sapin de Noël. Face aux nouveaux Séraphin, Donalda et Alexis, créés par Gilles Desjardins et Sylvain Archambault, je retrouve Rose-Anna et Joseph-Arthur, dans les dialogues de Pierre Gauvreau et les images d’Yvon Trudel.
Je ne veux surtout pas être nostalgique et dire que nos téléséries étaient meilleures avant. La comparaison entre les nouveaux Pays d’en haut et Le temps d’une paix me fait surtout réaliser ce qu’il y a d’incomparable dans le travail de Gauvreau et Trudel. Loin de représenter une tradition perdue, Le temps d’une paix m’apparaît plutôt comme un moment unique, une œuvre à part dans l’histoire de la télévision et de la culture québécoises.
On a beaucoup parlé du réalisme des nouveaux Pays d’en haut, vantant la représentation crue des mœurs de l’époque et la « saleté » généralisée du décor et des personnages. Mais le réalisme, ce n’est pas seulement des dents jaunes et des bottes crottées. Et encore faudrait-il que ce réalisme soit partagé. Entre le chignon platine crêpé de l’ancienne Donalda et le toupet méché et travaillé au fer plat de la nouvelle, y a-t-il une si grande différence? La belle Donalda, tiens donc, n’a jamais les dents jaunes, elle.
Ce qui fait le réalisme, c’est effectivement une certaine crudité, une représentation sans fard de la réalité. Mais le réalisme, c’est plus fondamentalement un art de représenter le temps : une œuvre réaliste, c’est une œuvre qui représente la vie elle-même en épousant son cours, son rythme, sa lenteur. Jusque dans ses temps morts. Sans ne retenir que les moments forts, dramatiques.
Le roman Un homme et son péché de Claude-Henri Grignon, en ce sens, est une œuvre plus dramatique que réaliste. Ses personnages sont des types comme ceux de Molière, et ils incarnent des conflits moraux comme ceux de Racine. C’est cette dimension dramatique, voire tragique qu’exploitait pleinement l’adaptation cinématographique de Charles Binamé en 2002. Si la mise en scène des nouveaux Pays d’en haut se veut réaliste, les dialogues, quant à eux, restent attachés au modèle dramatique : en trois secondes, ou deux répliques, on a compris les conflits qui opposent diamétralement les personnages. Donalda veut rester sur une terre, Alexis veut aller travailler ailleurs.
Cette écriture dramatique sied particulièrement mal aux scènes historiques. Dans le premier épisode, un dialogue entre le curé Labelle, Honoré Mercier et Arthur Buies semble sorti tout droit d’un manuel d’histoire. L’auteur met dans la bouche des personnages un résumé de leur programme politique, comme on pourrait en lire dans l’Encyclopédie canadienne. Les personnages, alors, ne dialoguent pas comme dans la vie, comme ils ont pu dialoguer dans leur temps : ils illustrent ce que l’histoire a retenu d’eux.
Dans une phrase devenue célèbre, Pasternak écrit : « Personne ne fait l’histoire, on ne la voit pas, pas plus qu’on ne voit l’herbe pousser. » On peut comprendre ainsi cette phrase : l’histoire, au moment où les hommes et les femmes la font, n’est pas encore de l’histoire. L’histoire ne devient l’histoire qu’au moment où elle est écrite, c’est-à-dire après les événements, une fois qu’ils sont terminés, que l’herbe a poussé.
Ainsi, représenter le passé de manière réaliste, c’est le représenter avant que l’histoire en retienne et en fixe le sens. C’est le représenter alors qu’il était encore du présent, alors qu’on ignorait le sens qu’il allait prendre plus tard.
C’est ce passé-là que réussit à représenter Le temps d’une paix, comme, à ma connaissance, aucune autre télésérie québécoise ne l’a fait. Les personnages de Gauvreau sont pris dans le cours d’une histoire, celle de la Grande Guerre, celle des années folles, celle de la crise de 1929, une histoire dont le sens leur échappe, mais qu’ils tentent, chacun à leur manière, de comprendre, afin d’y orienter leur vie. Ils nous font voir que si personne ne fait l’histoire, c’est aussi parce que, d’une certaine manière, tout le monde la fait. C’est par là que ces personnages, pourtant bien du passé, deviennent aussi nos contemporains : ils nous éclairent sur leur temps, mais aussi sur ce qu’est habiter l’histoire, habiter le présent.