
Nous sommes en 2009 et Nelly Arcan vient de se pendre. Je ne le sais pas. À quinze ans, je ne connais d’elle que la couverture de ce livre en noir et blanc où une femme glisse la main dans sa culotte de dentelle, ce livre qui erre souvent sur la table à café de la maison, affichant une effronterie qui me dérange. Nous sommes en 2009, je ne connais pas Nelly Arcan et encore moins sa mort. Je décide de lire Putain. Le souffle de ses mots découpés au scalpel me terrorise.
Aujourd’hui, je peux affirmer que je connais mieux ses mots. J’y retourne souvent pour retrouver l’honnêteté de son écriture précise qui me trouble, la vision quasi chirurgicale de l’aliénation de la femme face à son corps et sa sexualité. Cette écriture presque sans lumière qui touche le creux de mon ventre par ses aiguilles. C’est donc avec énervement que je me suis plongée dans Je veux une maison faite de sorties de secours, ouvrage dirigé par Claudia Larochelle, paru chez VLB éditeur l’automne dernier. L’animatrice de l’émission Lire (Radio-Canada) et ancienne amie de l’écrivaine a rassemblé réflexions, illustrations, photographies et tranches de vie de plusieurs auteurs, journalistes ou amis de Nelly Arcan, dans le but de lui rendre hommage « dans sa maison laissée vacante et à l’intérieur de laquelle [elle] avance sur la pointe des pieds ».
Il ne faut pas chercher dans ce livre une direction biographique : Claudia Larochelle ne voulait pas réveiller la vie de l’auteure alors que celle-ci n’est plus là pour en témoigner. Ce sont des impressions personnelles ainsi que des réflexions qui sont offertes, tissées ensemble par les mots des œuvres de Nelly Arcan. Quelquefois, ce sont même des récits, notamment dans « La Robe de Nelly Arcan » de Martine Delvaux : « Vous jetez le silence sur moi, vous m’enveloppez dans une burka, un suaire, vous m’emmaillotez dans un immense voile de mariée, vous me dénudez sans jamais comprendre que la peau elle-même est un corset, la peau d’une femme. »
On retient de cette figure de proue de l’autofiction féminine québécoise ses multiples paradoxes. Rien ne sert d’évoquer comme ultime exemple la tristement fameuse entrevue à Tout le monde en parle en 2007, à la sortie de son roman À ciel ouvert, dans laquelle la pertinence des propos de l’auteure fut bâclée par les animateurs au profit de son décolleté. Les collaborateurs du livre de Claudia Larochelle évoquent souvent ces contresens : rares sont les textes sans appel à la dichotomie entre son écriture débandante et les efforts obsessionnels qu’elle faisait pour être (et rester) désirable. Elsa Pépin aborde bien cette idée dans « Nelly Arcan, écrivaine de l’indignité » : « J’ai longtemps cherché à saisir ce que le corps de Nelly Arcan dégageait de si troublant, Nelly avec son esprit perçant, son accent venu de nulle part, son décalage constant par rapport à elle-même. J’ai compris que sa clairvoyance lui faisait voir de trop près le malheur et la souffrance. Elle a décrit le conflit qui la minait, et sans réserve, elle a écrit du ventre. »
Il est fascinant de constater qu’au-delà de sa disparition, le corps de Nelly Arcan est omniprésent lorsqu’on cherche à aborder son œuvre. Les alertes présentes dans ses romans quant à la marchandisation des corps féminins frappent, alors que la parole de l’écrivaine semble prise, en vain, sous les reflets de ses cheveux blonds et de ses tenues provocatrices.
Les idées qui habitent l’écriture de Nelly Arcan sont d’une pertinence hurlante dans cette société de consommation du corps où nous vivons et j’aurais aimé, pour ce livre, une plus grande place pour ses idées et une plus petite sur son image. Néanmoins, Je veux une maison faite de sorties de secours est un livre doux qui atteint bien son but de rendre hommage.